jeudi, décembre 13, 2007

Pour un monde meilleur ? (38)

Mon ventre s’arrondit. Oui c’est ça. C’est enfin cela. Il s’arrondit et la vie prend forme je crois. C’est un enfant qui n’aurait pas de père. C’est un enfant qui n’aurait pas de pays. C’est un enfant qui n’aurait que moi. Je serais sa seule chose au monde, il serait ma seule chose au monde. Lui pour moi et moi pour lui.
Nous vivrons à la campagne. Nous nous cacherons, le temps qu’il faudra. Il en faudra peut-être beaucoup. Mais je sais que ce sera bien. Pour lui et pour moi, mais pour lui surtout. En attendant, il faut juste que je le protège encore. Que je mange bien. Que je me soigne. Et que je sois docile.
A la boutique ils vont tiquer un peu, c’est sûr. J’ai déjà pris quatre kilos. Oh, au fond, ça ne fait qu’un kilo par mois, un peu plus peut-être, mais je m’en fiche à un point. La seule chose que je regrette sans doute est cette vision, cette idée qui me trotte sans cesse dans la tête, jamais un homme ne me dira que je suis belle enceinte. Que la maternité me va bien. Aucun homme ne posera ce regard attendri sur moi, ni plus tard sur mon enfant. Sur notre enfant.
Moi je me trouve belle. Pour la première fois de ma vie, je me trouve belle. Je prends des photos de moi, régulièrement.
J’ai déjà acheté tout un tas de vêtements parce que je ne rentrais plus dans les miens, et aussi parce que je voulais être belle comme ça. Belle pour ça.
La solitude n’existe plus vraiment.
De toute façon, cela fait longtemps que l’on a tué la solitude pour un enfer technologique.

Je sais les angoisses qui bientôt m’accompagneront, à chacun de ses pas, à chacun de ses moments loin de moi. Mais il vivra, il sera fort j’en suis certaine, parce que c’est de ma force qu’il sera né. De la force que j’aurai eue de conjurer mon destin.
Partir ensemble et retrouver un peu d’une vie réelle nous donnera de cette liberté qui vient à tant nous manquer.

M.G

jeudi, octobre 18, 2007

Pour un monde meilleur (37)

Attendre.
Attendre devant un écran d’ordinateur qu’un son illumine la nuit de solitude, attendre son petit cellulaire à la main, qu’une vibration éveille ce secret espoir tout en craignant vivement la déception qui pourrait en découler… le message ne viendrait pas du bon destinataire. Non juste une invitation à choisir une autre religion que celle dont quelques signes nous ont été donnés par notre simple ascendance. Un de ces nombreux short message qui désormais encombrent notre quotidien, au point qu’est souvent évoquée l’idée de se débarrasser purement et simplement du petit mobile. Or qui le pourrait ? Il est encore tôt. Le moment viendra sans doute, mais ce n’est pas maintenant.
Ainsi grâce à notre addiction, à notre prothétique besoin d’être liés sans cesse, pour être mieux rassurés sans doute, pour toujours savoir, jouir encore, ils ont gagné. Même dans notre technologie, rare et meilleure représentation de notre société perdue à leurs yeux, ils parviennent à nous dominer, à nous pourrir l’existence. Toute leur perfidie réside dans cette contradiction sans cesse révélée, exposée, proclamée presque comme pour nous montrer à quel point nous sommes stupides de nous laisser berner ainsi. Le Moyen Age ne leur suffisait pas, il leur fallait aussi nous prendre nos technologies pour mieux espérer nous posséder. Et bien sûr, en profiter pour nous faire passer pour des cons que nous étions.
Parfois le bon sens est désarmé devant les plus vils et imbéciles instincts. Surtout pour les agneaux que nous sommes devenus.
Il fait nuit. Martha est seule dans son bureau éclairée par la seule lumière de l’écran… elle écoute des airs de sa jeunesse, regarde des clips et pense ce soir qu’il est possible d’avoir quatorze ans à nouveau, qu’il est possible de vivre sans conséquences, puisqu’il est aussi possible de mourir sans raison, de souffrir pour rien, de voir le monde se lever en un tourbillon de fumée.
Martha regarde la chanteuse des Cocteau Twins et ne comprend pas comment il se fait qu’elle soit à ce point habitée par ses jeunes années, comme si ce soir encore elle partait pour une soirée, tandis que son mari dort à quelques mètres de là. Martha regarde encore le petit objet posé près d’elle, qu’elle se fera bientôt greffer sur le cœur. Il ne sonne pas, n’indique rien. Il l’a oubliée. Elle cherche maintenant les Thomson Twins… au fond la musique des années 80 n’a de bon réellement que ce qu’elle imprime parfaitement le son de sa décennie, comme toutes les musiques de chaque décennie avant elle, et peut-être pas après, puisque après on est passé dans l’infini du temps qui s’étire aujourd’hui à loisir et pour toujours. Ce soir Martha part pour une fête où elle retrouvera les gens de son lycée, son petit lycée de banlieue. Ce soir elle se fera belle, simplement belle sans apparat car elle n’a pas l’âge. On se pose moins de questions alors, alors que le temps n’a pas entamé notre peau, notre visage, n’a pas mordu notre naturel de cette injuste et incroyable dégradation qui nous fait bien comprendre que nous ne sommes nous-mêmes que pendant une dizaine d’années à peine. Ensuite nous devenons l’ombre d’un nous-même qui a trop peu vécu pour être, nous sommes en quelques sortes l’ombre de la déception que nous laissons sur le monde. Mais ce soir, elle est là, belle, pleine, confiante. Jeune et donc vivante.
Ce soir, dans le gymnase d’une école pour sourds-muets elle dansera, il fera chaud, humide et dehors, à l’extérieur, elle sortira, son gobelet d’une quelconque boisson sera dans sa main. Elle rira, peu car elle restera elle-même il ne faut pas rêver, mais elle le cherchera du regard. Tournera un peu sur elle-même au son de la musique du lieu où l’eau coule sur les vitres, où les jeunes dansent et se dépensent, ce que les vieux ont du mal à faire ensuite. Ses copines ne seront pas loin sans doute. Elle le verra, là bas, un peu plus loin près de la grille. Il fait frais dehors, il est bientôt onze heure. Dans une heure son père viendra la chercher. Dans une heure il sera trop tard. Il lui sourit.
Ce soir il est plus âgé qu’elle. Ce soir il est celui qui vient vers elle. Il s’approche, il sourit. Ça y est il lui parle, il se moque d’elle. Il l’imite, il la reprend. Puis il lui demande ce qu’elle boit et s’allume une cigarette. Elle dit : tu veux goûter ?
Il attrape le gobelet et trempe ses lèvres dans la boisson inconnue… elle lui demande une taffe de la cigarette, il la lui tend, la place dans sa bouche. Elle se concentre et aspire….
Il lui sourit. Il dit : tu trouves pas que la musique est trop forte ?
Déjà il est original.
Il dit tu veux pas aller plus loin et déjà Martha sent les battements de son cœur investir sa trachée, bientôt elle claquera peut-être des dents, pas le froid mais l’émotion, cette émotion si forte dont sont capables les jeunes personnes…
Ils marchent maintenant à la recherche d’un coin un peu plus tranquille isolé. Il lui demande si elle a commencé à réviser pour le Bac Français, elle répond timidement qu’elle n’est qu’en seconde, et le grillage noir s’éloigne, la lumière s’atténue, on sent la présence de quelques corps fondus de ci de là, sans les voir. La nuit embaume l’espace de toute sa virginité.
Il s’approche d’elle au fur et à mesure qu’ils s’enfoncent sans savoir où, vers le lieu qui accueillera leur intimité bientôt, et le cœur bat trop fort, et ils avancent, il la touche à présent. Il lui demande si elle veut une autre taffe, elle dit oui. Il sourit. Passe la main dans ses cheveux.
Alors t’es qu’en seconde ?
Mais j’étais persuadé que t’étais dans la classe de Caroline…

Ben non. C’est ma cousine, mais je suis en seconde.

Je fais du détournement de mineurs alors ?

Ben oui, sans doute.

Il pose ses lèvres sur les siennes.


M.G

mardi, octobre 02, 2007

Pour un monde meilleur (36)


Soudain, sans qu’elle n’en perçoive la raison l’ivresse s’envole. Devant ce ruban de métal qu’elle devine s’étirant à perte de vue dans la nuit vague et il y a une seconde encore magnifique, ses esprits lui reviennent comme s’ils ne l’avaient jamais quittée. Elle ne sait pas très bien ce qu’elle fait là, mais une chose comme un pressentiment lui indique que la romance est terminée.
Nous ne sommes pas là pour ça.
Elle comprend alors qu’il est nécessaire qu’elle redevienne l’aînée, la femme qu’elle pensait être la première fois qu’elle a croisé Yohan. Une femme à peu près sûre d’elle en apparence, dont il ne reste de la libido qu’un vague souvenir, une trace un peu épaisse dans la chair et dans la tête, comme une chose dont on a aimé savoir l’existence tout en sentant que le jour où cela se calmerait, cela ne ferait pas de mal, au contraire.
Un petit regret cependant semble vouloir la retenir encore faiblement dans la perspective de la rencontre, l’instant où enfin se précise l’aura de sensations qui nous habite depuis des semaines voire des mois, la minute où l’autre confirme tout ce que l’on a cru, sans pouvoir en être vraiment assuré. Si la raison l’appelle à reprendre son habit de personnage humain, peut-être son cœur ou une chose proche semble ne pas pouvoir s’y résoudre, comme s’il ou elle sentait qu’après cela, les choses seraient différentes, impossibles même.
Mais nous sommes là, ensemble face à cette frontière en métal.

Elle l’interroge du regard. Il répond par un sourire, puis dit à voix basse : tu vas voir. Il avance lentement puis se baisse légèrement tout en tâtonnant sur le métal avec sa main gauche. Il l’appelle.

Martha.

Elle trésaille à l’entente de son prénom. Puis avance doucement pour le rejoindre.

- tu vas passer d’abord, lui dit-il en soulevant un pan de tôle, laissant apparaître un passage minuscule.
Martha pense à son manteau neuf acheté exprès pour la rencontre de ce soir, un moment tant attendu. Une essence de temps dont on fait un diamant brut à regarder, à sentir contre soi, comme ultime but avant l’abandon.


M.G

lundi, septembre 10, 2007

Pour un monde meilleur (35)

- Viens je voudrais te montrer quelque chose…
Yohan a peur de se trahir mais ne peut résister à cette attraction comme une trop évidente confiance.
Martha est un peu saoule de fatigue mais tellement intriguée de la brèche qui s’ouvre devant elle, comme un infini trompeur… Il est très tard, la nuit est profonde et fraîche, emplit ses poumons d’une odeur qu’elle n’a pas sentie depuis des années. Depuis des siècles peut-être. Il marche devant, son grand corps longiligne se fond dans la nuit, vibre à peine devant elle. Les trottoirs étroits ne leur offrent pas la possibilité d’être côte à côte. Elle se dit que c’est bien, c’est mieux ainsi. Avant de quitter le café tout à l’heure elle a acheté un paquet de cigarettes.
C’était bon de fumer à 15 ans, de se croire tout permis. Allumer une cigarette à quatre heures du matin et se déchirer la gorge alors qu’on devrait sans doute dormir car au retour de ce séjour en Angleterre il y a une interro de maths. Elle s’en souvient comme si c’était hier. C’est pareil à présent. Cette liberté factice elle la prend, elle la vole et s’en empare comme d’un objet, une chose que l’on garde et qui bien souvent vous survit.

- hé Yohan, tu veux une cigarette ? Comme c’est drôle de se lâcher…

Il se retourne et lui sourit..

- non je te remercie. J’en ai de toute façon. D’ailleurs tu as été ridicule d’en acheter.

Elle ne l’écoute plus et s’applique à ouvrir le paquet, enlève d’abord le film plastique sur la partie haute comme le lui a appris son mari à une époque où il n’était que son copain, puis enlève la papier métallisé et enfin attrape le petit cylindre blanc et beige, doux et si léger.

- Hé Yohan c’est encore moi, en fait j’ai pas de feu.

Il s’arrête, prêt à rire carrément semblant dire : je le savais…. Il la laisse s’approcher et allume sa cigarette tout en maintenant ce sourire délicieux, d’une douceur à nulle autre pareille. Elle inspire, l’adolescente inspire puis recrache la fumée vers l’homme qui ce soir a son âge sans doute.

- Dis-moi demande-t-elle cette fois tout bas, d’un ton très posé…
- Oui…
- On va où ?
- On est presque arrivé…
- Oui, mais on va où ?…
- Sois patiente, tu ne seras pas déçu.

Cela fait maintenant un bon quart d’heure qu’ils marchent ainsi, elle croit reconnaître au loin le quartier de la Très Grande Bibliothèque, nommée plus tard bibliothèque François Mitterrand, en France on a la furieuse manie de s’accrocher à ses mythes…

- nous arrivons lui glisse-t-il à voix basse.

La cigarette est terminée, l’adolescence s’enfuit s’il est possible qu’elle le fasse, et l’angoisse semble prête à reprendre ses droits… une angoisse jouissive qui la renvoie une fois encore à des heures révolues. Mais que fera-t-elle réellement s’il l’approche, mon dieu, non, elle se laissera enlacer et ce sera tout.
Pour le moment tout au moins… et puis s’il, enfin s’il s’approche…

Soudain la voici face à une paroi en tôle, bac acier d’une couleur qu’elle ne perçoit pas dans la pénombre. Une clôture qui semble abriter un chantier.


M.G

jeudi, septembre 06, 2007

Pour un monde meilleur (34)

- Les choses, c’était vivre, bouffer de la vie, pas juste être enfermé derrière mon écran d’ordinateur… c’est bizarre non, quand on pense que souvent on a besoin d’écrire aussi pour laisser quelque chose, une trace, ça nous semble plus important, et finalement ensuite ça se retourne, on veut écrire mais on veut aussi vivre. Si ça c’est pas se sentir vieillir…


- mais enfin tu avais quel âge ?
- j’avais vingt huit ans je crois.
- Ah oui ? remarque moi aussi je me suis sentie vieillir assez jeune, mais en toute honnêteté après ce n’est pas pareil. Plus tu avances en âge plus tu as l’impression de te diluer dans l’existence, avec un grand E. tu te fonds dans la masse de tes semblables et de leur destin. Tu réalises que tu n’es pas du tout unique, tu fais de plus en plus de compromis.
- Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Le ton est sec, violent presque. Elle se sent faible soudain, déstabilisée. Impressionnée peut-être. Oui en fait depuis le début c’est ça. Elle ravale sa salive pour lui répondre… hésite.
- euh, ben quoi. Elle tire sur la cigarette et cherche son regard, son sourire qui la réconforterait, la pousserait à croire qu’elle ne s’est pas trompée, que l’homme ici présent ce soir, face à elle, le plus jeune homme l’aime. De ce sentiment qu’elle croit connaître tout en n’y croyant pas vraiment, de ce sentiment qui pousse deux être à se faire confiance, un temps au moins.

Il ne sourit pas. Lance un regard sombre et péremptoire qu’elle soutient sans trop faiblir, enfin elle l’espère.

- comment peux-tu parler de compromis ? Tu n’as pas cédé, tu te bats, à ta manière tu agis. Alors pourquoi cette fausse modestie, je ne supporte pas qu’on ne reconnaisse pas ses actes et leur portée, surtout lorsqu’elle est positive.
- Mais toi même tu m’as reproché de ne pas me battre.
- Non ce n’était pas un reproche. Plutôt un regret confie-t-il doucement.

Il doit être tard pense-t-elle. Et après ? ensuite que va-t-il se passer ? la violence qu’elle sent en lui l’effraie un peu. Elle a connu un homme violent une fois, il y a très longtemps. Enfin les hommes sont tous plus ou moins violents… ses mains sont fines, il cache sans doute une grande sensibilité, comme un autre homme, celui avec lequel elle a fait sa vie. Elle lève ses yeux vers lui et croise un regard trouble, à la fois rieur et inquiet, qui semble l’interroger, l’appeler. Il lui sourit à présent.

- je peux te prendre une autre cigarette ? demande-t-elle très bas, et sa voix se casse. A ce moment elle se sent adulte, l’adulte, la mère. Celle qui en tous temps aurait dû savoir protéger, mais les femmes n’ont jamais le pouvoir, jamais ne le prennent.
- Bien sûr répond-il, et il lui fait un clin d’œil en ouvrant délicatement le paquet.

M.G

vendredi, août 31, 2007

Pour un monde meilleur (33)

- Vieillir, tu vois c’est comme être happé par l’irrémédiable. On a un peu le sentiment que la mort pèse de plus en plus et que le temps s’accélère, comme si son échelle, ou non plutôt notre façon de le percevoir, notre échelle en somme était exponentielle. Ce n’est pas le temps qui passe plus vite, c’est les possibilités qui s’amenuisent. Je dis n’importe quoi sans doute…
- Non pas du tout, je crois que je comprends… j’en suis un peu là aussi tu sais.
- Non, je suis sûre que non.
- Pourquoi ?
- Je n’ai pas la prétention de te connaître, mais j’ai le sentiment que tu en es encore à ce moment où tu penses avoir du temps. Au fond c’est un peu comme une montagne. On monte, on monte et ensuite on redescend. Moi j’ai commencé à redescendre, alors que toi tu continues de monter… enfin l’image est un peu nulle…
- Non elle n’est pas nulle. Elle a le mérite d’être claire et surtout, enfin, comment dire, elle te ressemble. C’est simple, c’est carré, et en même temps ça peut être plein d’autres choses en même temps… ça peut être bucolique ou romantique…
- Ou alcoolique… l’interrompt Martha.
Il la regarde intrigué.
- je plaisante explique-t-elle. C’est pas drôle, en fait, c’est juste que j’ai envie d’un autre verre.
- Très bien très chère, répond-il en lui lançant un regard qui la transperce au point qu’elle ne peut plus s’en détacher, commençant même sans s’en rendre compte à l’étudier pour voir s’il est vrai, s’il n’est pas au fond destiné à tout le monde et à personne, ce regard qui l’a conduite à penser qu’il la veut sans doute de manière pas très innocente. Yohan appelle un serveur et sort un autre paquet de cigarettes.
- Enfin sincèrement, je me sens aussi un peu sur le retour, pour dire ça élégamment, et encore… sauf que moi je n’ai rien construit.
- Tu as tes livres.
- Mes livres ne sont rien. En plus ils sont nuls. Il tapote avec son briquet sur le nouveau paquet de cigarettes. Tu les as lus ?
- Euh, j’en ai commencé un, mais à vrai dire, j’ai eu un peu de mal, je pense que c’était le plus abrupt.
- Ah ? lequel ?
- Le premier je crois.

Martha ment. Elle connaît presque par cœur la bibliographie de celui qui lui fait face à défaut de sa biographique qui semble assez confidentielle… elle sait quel livre elle a commencé, parce que si elle ne l’a pas lu, elle s’est en revanche longuement renseignée sur l’homme, non par curiosité malsaine, juste par intérêt, pour se rapprocher de lui, dans ces moments où elle pensait à lui et n’avait que ce biais à la prodigalité est malheureusement époustouflante : Internet, pour le rejoindre. Elle s’était donc plongée dans le premier opuscule publié par cet homme incroyablement présent ce soir, alors qu’il lui avait semblé plusieurs fois qu’au fond il n’existait pas, qu’elle l’avait inventé.
Martha n’avait jamais auparavant rencontré de personnage public. Yohan n’était pas très connu, mais il avait un public, et quelques années auparavant, elle se souvient de l’avoir vu à plusieurs reprises dans des émissions dites littéraires ou culturelles à la télévision. Cet homme donc, qu’elle avait vu sur le petit écran, avant de le croiser dans la vie réelle, était là à lui révéler ses failles, cela l’étonnait. Elle était naïve…

- Ah oui. « Vie réelle». tu parles d’un titre, c’est l’éditeur qui avait insisté. Enfin, celui-ci est pas mal. J’étais plus libre. Je n’avais rien publié, j’étais mon seul maître sur celui-là… ensuite ça s’est gâté.
- Ah bon ?
- Oui, enfin, soyons honnête, c’est moi qui me suis mis la pression tout seul. Ça avait bien marché pour moi au premier… j’ai fait tous les plateaux télé possible et imaginables, j’ai rencontré des gens, que je méprisais d’ailleurs, mais je me suis malgré tout laissé griser. Je n’en ai pas vendu beaucoup, mais je n’avais pas besoin d’argent. Je donnais mes cours, et mon père venait de mourir, j’avais hérité… enfin,…
Il se tait et lui sourit.
Cet homme n’est pas là par hasard, elle le sent, ou veut s’en convaincre, mais non… non, il y a une chose, comme s’il avait été placé là pour quelque raison. Elle répond timidement à ce sourire, pense soudain qu’elle n’a plus l’âge de ce signe qu’elle lui tend, se sent un peu honteuse, comme ces femmes qui refusent de vieillir. Alors, se reprenant peut-être elle ouvre la bouche, pour l’inviter à continuer, sentant qu’il en a besoin. Elle en a besoin.
- quoi ? demande-t-elle tout bas.
- Rien, je crois qu’ensuite j’ai voulu recréer cela. Mon but n’était plus d’écrire mais de publier, de répondre à leurs questions car j’avais des choses à leur dire, ça j’en étais sûr, je le suis encore d’ailleurs… et puis, j’avais toujours détesté les gens, et là, je les fréquentais et les rapports étaient bizarrement plus simples… enfin, je me suis mis à écrire de la philosophie commerciale. J’étais comme mû par le besoin de me mélanger à tous ces autres, cela se produisait en même temps que le pays commençait à sombrer et que je le savais… mais, tu vois, moi aussi à cette époque, je me sentais vieillir, et je ne voulais pas que les choses m’échappent.

Il ouvre son paquet de cigarettes et lui en tend une qu’elle accepte, légèrement émue, perdue ce soir plus encore, et ensuite, elle attend, tout à fait consciente qu’une chose à laquelle elle ne croit pas, est en train de se nouer entre eux.

M.G

vendredi, août 03, 2007

Pour un monde meilleur ? (32)

Dans certains romans, et même dans certains films l’arme scintille dans le noir. Ici, elle pèse simplement. Semble n’exister que par ce poids qui n’est pas vraiment un fardeau, plutôt comme un aimant que tout semble destiner à rejoindre. Posséder contre soi un point central vers lequel l’humanité converge. L’arme est Le Trou Noir.
Il avance et sent sa présence de plus en plus incontournable, l’œuvre est dans sa poche, elle se colle à lui, entaille ses cuisses de toute son évidence, de cette lourdeur du moment, du point d’achoppement.
Cela fait plusieurs soirs maintenant qu’il s’amuse ainsi à marcher dans Paris avec le gun dans la poche. Il se fait peur, il se teste et surtout il tente d’exister.
Deux choix pour vivre : aimer ou se préparer à tuer.

Il marche donc dans les quartiers de sa jeunesse avec un objet que rien ne le prédestinait à porter, à sentir contre lui, comme élément de jouissance autant que le fait de sentir cette vieille vigueur l’investir à nouveau…

***

Tout s’emballe dans l’esprit de Martha. Elle cherche, elle cherche une issue. Il lui faut une solution. Soudain cela devient très clair, les choses ont un sens. Les cellules vont servir au combat et non pas à la fuite. Peu importe ce qu’en diront les autres. De toute façon on n’a jamais le droit d’abandonner ainsi. Avec un instrument tel que celui-ci, ils auront leurs chances.
Le métal est de composition tout à fait ordinaire, mais grâce à la courbure très particulière qu’ils ont su lui donner, la cellule peut éviter l’impact de la plupart des balles. Elle peut aussi se fondre dans la nature et passer presque inaperçue.
La cellule est évidemment la solution. Elle va appeler Yohan et lui en parler. Ce sera si simple. Ainsi, ils seront ensemble, ils oeuvreront ensemble à la survie de l’humanité. De leur humanité.

***

Myriam regarde le ciel. De la fenêtre étroite qui éclaire son séjour elle contemple l’infini depuis un long moment.
Oublie de respirer en souhaitant simplement que le ciel l’entraîne à lui, qu’il l’aspire et la dissolve un peu partout, elle pénètrerait la vie des gens sans plus jamais peser, n’être que particule, légère, inodore et indolore…

***

L’heure avance et les minutes ne sont pas douces… chacun de nos protagonistes sent monter en lui l’urgence.
Chacun a sa mesure.
Son étalon de malheur ou d’angoisse.

Yohan s’apprête à ôter la vie, et il craint d’aimer cela.
Myriam s’attend à ne pas avoir ses règles, et elle espère du plus profond de ses entrailles qu’il en sera ainsi.
Martha se prépare à plonger dans la félicité pour quelques heures de jeunesse retrouvée auxquelles succéderont des heures plus longues encore de remords…
Elle n’a jamais cru en dieu mais s’interroge sur la consistance du péché. Il y aurait comme une incidence sur la progéniture, partager le lieu duquel est né la vie, l’offrir à un autre…

M.G

jeudi, juillet 05, 2007

Pour un monde meilleur (31)

Martha s’apprête elle aussi à commettre un acte significatif et irrémédiable. Les jours passent et elle est à la torture. Doit-elle ou non gâcher toutes ces années pour quelques simples moments de bonheur…, non pas de bonheur de flamboyance.
Et si elle les méritait à présent ces quelques moments de jeunesse retrouvée. Elle ne serait pas la première bien sûr. D’autres avant elle, nombreuses, ont commis cet acte de trahison. Penser à lui n’est-ce pas déjà trahir ?

Trahir…

Mais au fond n’appelle-t-on pas cela trahison lorsque l’on bafoue ce qui reste un idéal, or cela fait bien longtemps que cet idéal là est défroqué. Qu’elle a compris que ce dans quoi elle avait depuis l’enfance mis tant d’espoir n’était qu’un leurre, une approche de perfection illusoire, bien qu'éminemment indispensable par ailleurs.
Si l’Homme est une merde comme l’a toujours dit avec beaucoup de clairvoyance son père, pourquoi ne le serait-il pas aussi dans l’amour ? Alors il faut se contenter de cet équilibre précaire mais rassurant, souvent éponge contre le malheur. Un des malheurs.
L’esseulement…

Il ne mérite pas cela. Malgré tout non.

Mais Martha sait qu’elle va mourir. Peut-être pas tout de suite, mais de toute façon la fin est proche, peut-être mourra-t-elle seulement de lassitude d’ailleurs. Et elle aimerait avant ce dénouement qui au fond ne l’inquiète même pas se sentir exister encore un peu. Quelques gouttes de sueur sur sa peau, un œil humide et rieur qui lui parle et l’appelle à lui. Elle le voit, le devine, celui qui ne l’a pas appelée depuis un mois maintenant, il lui fait signe de s’approcher en lui offrant un sourire rare… Il flotte dans l’air comme une odeur de débauche naïve, délicate, et aigre bien sûr, de ces plaisirs que l’on désire parce qu’un sentiment, comme une attache nous les réclame.
Ce jeune homme a pris place en elle. Il s’y tient au chaud et attend son heure.
Elle seule peut décider d’aboutir ou non à cet instant fatidique…

Tic toc, tic toc…


M.G

mardi, juillet 03, 2007

Pour un monde meilleur ? (30)

Chaque matin c’est à présent le même rituel. Elle reste au lit et se contient en elle-même le plus longtemps possible. Patiente inlassablement en tentant de savoir si aujourd’hui encore ce sera bon…cherche à sentir, à percevoir entre le visible et l’invisible, le sensible et le désiré…
L’aube est terne, comme elle l’est toujours enfin depuis quelques temps maintenant. Une faible lueur de peu d’espoir pénètre par le store.
Hier au café à côté de la boutique ils ont annoncé aux clients médusés qu’ils ne serviraient désormais plus d’alcool.
Les voisins de palier sont partis depuis une semaine sans laisser d’adresse, sans laisser de trace.
Les derniers magazines non « officiels » arrêtent les uns après les autres d’imprimer…
Un été sombre et gris semble vouloir s’imposer comme ultime et perpétuel destin.
Pourtant Myriam espère.
L’odeur du café commence à se répandre comme chaque jour, grâce à la minuterie qui se révèle être une belle invention. Elle s’en emplit d’illusions. Imagine des couleurs douces et joyeuses, tout en nuances de ce à quoi elle n’avait plus osé espérer depuis au moins dix ans… bientôt elle entendra crier dans cet appartement. Bientôt elle aura peut-être une raison de se lever le matin… bientôt…
Le réveille bip.
Bip bip bip bip bip bip bip bipbipbipbipbipbipbipbiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip.

Sans réfléchir elle se lève, ouvre le store et aperçoit un rayon au loin puis se dirige vers les toilettes, d’où elle revient avec un sourire béat accroché à son visage.
Elle se sert ensuite une énorme tasse de café dans laquelle elle jette deux gros sucres. Puis sort la confiture du frigo et en tartine généreusement deux grandes tranches de pain.
Elle sera grosse, et alors ?
Ils la vireront ?
Et alors.
Elle les emmerde.

Bientôt elle ira vivre à la campagne avec sa tante. Rien de précis encore, mais elle le sent, elle le sait. Bientôt ce seront les plus beaux moments de son existence.

M.G

mercredi, juin 20, 2007

Pour un monde meilleur ? (29)

Il comprend à ce moment qu’il est peut-être amoureux…

M.G

lundi, juin 18, 2007

Pour un monde meilleur ? (28)


Yohan était malheureusement pour elle dévoué à des tâches autrement plus pragmatiques et précises. Sans doute une des raisons pour lesquelles il ne l’avait pas recontactée était qu’en plus de son emploi du temps très serré et de la nécessité de discrétion entourant l’acte qu’il préparait, il ne voulait pas l’impliquer malgré elle à ce qui représentait quoiqu’on en dise, il en avait plus que conscience un meurtre.
Il pense à sa mère.
Chaque jour, chaque instant il pense à elle. C’est interdit pourtant. Mais s’il ne pense pas à elle, il sait que l’autre femme viendra le distraire, et cela est impossible. Alors il pense à sa mère et tente de se convaincre qu’elle approuverait d’une certaine manière.
Cela fait des années maintenant qu’il a compris qu’ôter la vie était malheureusement parfois une nécessité, une obligation même. Mais au moment de le faire, il semble qu’une choses épouvantable fasse son apparition.
Soudain, cette chose qui grossit dans son ventre, ce malaise chaque jour plus important, envie de gerber continuellement, à n’en plus pouvoir boire et fumer, cette chose qui semble vouloir se nommer conscience tente de le détourner de ce qui pourtant s’impose de plus en plus à lui comme un impératif incontournable.
Il faut détruire le mal à sa source sans plus jamais chercher à l’expliquer, à lui trouver des raisons, il faut l’éliminer. L’éliminer cela signifie faire des dommages collatéraux, cela signifie ôter la vie à ceux qui veulent vous détruire, même si parfois on perd pied, on ne sait plus vraiment si on a raison ou tort, si un relativisme absolument rongeur s’empare de vous…

Je vais avoir trente cinq ans.
Je n’ai presque rien construit. Publié trois livres, donné des cours de ci de là… rencontré une femme, il y a dix ans…
Tous mes amis sont partis, enfin ceux à qui il restait un peu d’intelligence. Moi je suis resté, par une lâcheté imbécile déguisée en bravoure, en combat. J’ai décidé de croire en mon pays ou au moins de l’aimer. J’ai décidé de me donner une chance sans doute. Ou peut-être ne voulais-je simplement pas m’éloigner d’Elodie…

Sa mère lui a toujours raconté que son grand-père disait qu’Hiroshima avait permis d’éviter la mort de millions de personnes. Comment choisit-on ceux que l’on va éliminer afin de sauver les autres, ceux qui suivent… ?

Là n’est vraisemblablement pas la question. Quelque part ceux qu’il s’apprête à détruire méritent de mourir. Mais, enfin, n’a-t-il pas toujours été contre la peine de mort ?
Comment est-il possible qu’à présent il se prépare à tuer.
Pourquoi se sent-il soudain si seul ? Lui qui n’a jamais pensé à ce genre de choses auparavant… soudain la vie semble achopper…

Tuer et puis ensuite plus rien…


M.G

jeudi, juin 14, 2007

Pour un monde meilleur ? (27)



La Cellule signait la fin des illusions et de la mauvaise foi. Dans cet espace réduit à sa plus stricte nécessité résidait au fond toute la trivialité parfois magnifique de l’homme. La boite de conserve qui s’échappe pour dire merde à tous ceux qui vous ont pourri la vie, et ont ôté à l’art toute possibilité d’existence, puisqu’il ne peut plus avoir aucune utilité… Qui vous propose de partir, de regarder l’extérieur depuis un lieu nouveau, en profitant d’un temps incertain mais infini, tout en pensant à une consommation finalement tellement humaine…

Le moment où toute communauté de destin devient impossible, où tout groupement sédentaire semble voué à l’explosion car il n’y a plus de valeur digne d’être partagée… est le moment où il faut tirer sa révérence.
Plusieurs renoncements ou retraites sont évidemment possibles, plus ou moins mystiques ou spirituels… partir en restant connecté semblait être une bonne solution, la technologie n’avait pas tout gâché… enfin pas tout à fait.

La cellule devenait l’avenir de l’Homme, puisque seuls les derniers hommes avaient décidé de l’emprunter… il fallait s’échapper, échapper à toutes les hypocrisies et aux missions impossibles et enfin se résoudre à ne pas sauver une humanité indigne : sauver sa peau.

Elle avait soudain envie de dire tout cela à Yohan. Soudain, une transparente sérénité l’envahit, soudain les choses vont prendre place. Elle va partir, mais un autre avenir la concerne, c’est indéniable, soudain… Yohan est là, pas loin. Il la regarde, il lui sourit, comme il a su le faire auparavant. Elle marche dans les rues de la vieille capitale pourrie, et son ombre avance vers elle, pénètre en elle et la nourrit jusqu’à l’asphyxier. Peu importe le nom que l’on donnera à ces sentiments, peu importe si tout cela est vrai ou non. Il semble qu’elle y ait droit. Comme une sorte de récompense à la possibilité qu’elle donnera à certains, et qu’ils lui rendront en retour certes, de rêver encore, de rêver à autre chose qu’à l’évidence qu’aucune philosophie, qu’aucune intelligence plus jamais ne viendra contredire.


M.G

lundi, juin 04, 2007

Pour un monde meilleur ? (26)

La volonté de produire des choses en vue d’un but bien précis relevait sans doute de la même vanité que celle qui consiste à se chercher un charme dans un miroir jour après jour, et de constater que ce charme disparaît, ou est remplacé par autre chose, jusqu’à ce qu’il n’en reste rien bien sûr. Rien que de quoi susciter de la pitié ou de l’agacement ou les deux, ce qui nous pousse parfois à penser que les vieux seraient mieux sous terre qu’à nous faire chier ici avec leurs problèmes alors que nous en avons tant nous-mêmes.

Pourquoi sommes-nous dévorés par notre ego, alors même que nous croyons en avoir si peu…Quelle est cette recherche de reconnaissance partout où l’on peut la dénicher, qui se fait de plus en plus tenace, de plus en plus envahissante ? bien sûr…
Nous ne voulons pas mourir, tout simplement, ou en tout cas pas trop vite, pas avant d’avoir « accompli » certaines choses, ce qui revient à dire que plus on avance en âge, plus on ressent le besoin d’exister, suivant des formes différentes.

Bien sûr qu’elle était fière de ce projet, et qu’elle aurait aimé le voir s’étaler sur des doubles pages de revues plus ou moins confidentielles, plus ou moins prétentieuse, assez en tout cas pour conférer à ce qui y est montré un caractère d’honorabilité non discutable. Elle qui n’avait jamais eu goût ni pour la compétition, ni pour la publicité réalisait finalement qu’un tourbillon parfaitement humain, et sans doute pour cela dégradant l’y avait conduite avec une facilité désolante. Plus elle était avancée dans les années, plus elle avait voulu tout cela, à défaut d’autre chose peut-être, mais il lui fallait avoir la satisfaction de montrer, d’exposer son travail, comme si ainsi réellement il prenait vie. Ce n’était pas à l’usage qu’il acquérrait son permis d’être, non c’était à l’image. Cet espère d’ombre inutile qu’il projetait sur le monde. Au moins l’impact en était-il parfaitement anodin, enfin sur le paysage, et sur les esprits aussi sans doute, soyons raisonnables. Le métier était devenu tellement stupide, tellement impraticable au pays de l’ « exception culturelle » qu’il fallait trouver une maigre compensation à ces heures perdues à se battre contre le rien de moulins à vents qui n’existaient que par leur pouvoir de nuisance.

Elle avait produit une chose remarquable cette fois. Elle en avait la certitude profonde. Ce petit objet. Ce petit véhicule roulant ou mouvant qui se fondrait bien vite dans un paysage en décomposition tandis que ses habitants se laisseraient aller à une vie nouvelle possédait une beauté quasi-indéfinissable.
Il consacrait la fin du monde.

M.G

jeudi, mai 31, 2007

Pour un monde meilleur ? (25)

Nouvelle réunion où l’on voit réapparaître la jeune femme blonde. Martha n’est de toute façon pas concentrée. Sans qu’elle ne sache s’il s’agit d’une obsession réelle ou d’un sentiment qu’elle aime à entretenir, alors qu’elle n’a plus aucune nouvelle de lui depuis une dizaine de jours le jeune ange brun ne la quitte plus. Bien qu’il semblait vouloir l’intégrer à ses projets et qu’il aurait dû, qu’il aurait pu en tout cas la contacter au moins pour cela, c’est silence radio et silence écran. Pourtant patiemment, douloureusement elle le garde en elle, elle le sent. Il devient comme un enfant que l’on porte, quelque part en soi, envers lequel, parce que l’on ressent quelques douceurs pour lui, on s’invente des obligations, des devoirs de protection. Des inquiétudes.
Voir cette jeune fille trop belle et fade pour être vraie ne la secoue pas vraiment au premier abord. Peut-être devrait-elle… Mais non, elle se sentirait presque au contraire disposée à la laisser parler pendant des heures. D’ailleurs comme toujours il semble que la plupart des rares participants qui ont persévéré sont dans le même état, l’atmosphère est calme et détendue. Comme si tous n’attendaient que de l’entendre.

« Eva ? tu es donc revenue.

Heureusement que sa mémoire ne lui fait pas toujours défaut et que le prénom est réapparu, s'imprimant comme par magie sur ses lèvres.

L’autre sourit.

De toute évidence, elle est bien plus forte qu’elle. Bien plus forte qu’eux tous réunis.

- oui, je suis revenue. Enfin si on peut dire. je n’ai manqué que deux séances.
- Ah ? seulement. J’aurais dit plus. Et donc, tu es venue parce que tu as pris la décision de partir avec nous ?
Soudain elle imagine l’enfer que peut représenter une telle présence dans un périple sans fin comme celui qu’ils s’apprêtent à faire. Une multitude de déchaînements lubriques donnant raison à tous ceux qui voulaient nous faire rentrer dans le droit chemin ne serait que juste châtiment. Ils nous auraient fait fuir, partir sans autre but que de ne pas leur céder, alors forcément, les cadres évaporés, les obligations quotidiennes envolées pourraient laisser la place à un déferlement immaîtrisable de pulsions. Celles-ci et d’autres… qui sait ? Pire encore…
Dieu comme l’entreprise lui semble de plus en plus hasardeuse, de plus en plus insensée. Si les enfants sont sauvés, que ne devrait-elle pas se laisser aller à mourir pour une cause, s’offrir ainsi une fin digne.
Périr parce qu’on ne saura plus vivre…
Mais ses oreilles bourdonnent encore. Elle pense à son homme aussi… il n’aura plus qu’elle ensuite.

- je pense peut-être partir avec vous. Mais j’aimerais préciser certaines choses d’abord…
- je suis à toi ma chère.
Le ton de la jeune femme lui rappelle étrangement celui qu’avaient certains clients à l’époque où elle les côtoyait de près, cet espèce de certitude d’avoir des droits sur les autres, de les dominer parce qu’on les paie. Ce qui quoiqu’on en dise ou pense ramenait toujours l’argent à sa juste valeur, à sa place centrale, qui dépassait tous les talents ou toutes les aspirations. Le plus célèbre des architectes devenait soudain une sombre merde face à un client puissant et riche.
Ici c’était un peu pareil. Depuis le début la gênait l’idée de profiter aussi de ce projet qu’elle vendait aux gens comme une issue de secours, un espoir de survie, ou surtout d’une autre vie, mais qui était aussi pour elle un moyen de gagner de l’argent, en plus de s’assurer un départ avec quelques personnes non pas amies, mais au moins du même côté du monde à présent. Un côté que l’on choisit par défaut, après que l’autre nous a définitivement montré son vrai visage. Un côté qui ne ressemble pas vraiment à ce dont on a rêvé lorsque l’on croyait vivre sur la terre, et non pas dans l’enfer d’un autre monde dont les portes nous seraient évidemment interdites…
Elle n’a d’autre choix que d’écouter puis d’expliquer, laisser parler la trop belle jeune femme dont elle aimerait posséder encore un peu de la fraîcheur.

La blonde sourit, semble un peu gênée.

- en fait, je voudrais savoir… elle tortille ses lèvres… enfin j’aimerais, je, … vous pensez revenir ?

La stupeur combat l’énervement. Mais M. décide de rester calme, de reprendre le dessus, l’ascendant sur tous les médiocres qu’elle est obligée de côtoyer depuis toutes ses années. Cela fait un moment maintenant qu’elle a compris qu’elle n’avait pas le choix, un peu d’alcool, d’espièglerie, c’est la vie qu’elle a choisie. Les images se mélangent…

- euh, écoute, franchement, si on part ce n’est à priori pas pour revenir… on voudrait sans doute quitter les terres françaises ou simplement se cacher, le temps qu’il faudra. Si un jour les choses s’arrangent alors oui, certaines personnes reviendront sans doute. Je n’en sais rien… de toute façon, nous espérons rejoindre d’autres groupes, et ensemble, nous verrons vers quel destin ou quelle destination nous irons.
- Non, mais enfin, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi nous n’agissons pas… moi je veux bien partir, mais je pense que si l’on part c’est pour agir d’ailleurs, en prenant moins de risques mais avec plus d’espoirs de réussite. Tu me suis ?

Elle me tutoie maintenant ? Décidément…

M. est soudain vraiment embarrassée, une seule idée, un seul nom lui vient à l’esprit Yohan. C’est décidé après la réunion elle l’appelle, et elle lui demandera. Il l’aidera lui c’est sûr. Elle repense soudain à un lieu où elle, où ils allaient lorsqu’ils étaient étudiants. Une pizzeria pas très loin des Beaux-Arts, à Mabillon. Plusieurs fois, ils y ont dîné dans la salle normale, mais un jours, grâce à d’autres étudiants ils ont découvert qu’une autre salle en sous sol permettait aux jeunes désargentés de manger la même nourriture à moindre prix, à condition d’être étudiant bien sûr…

Curieusement, elle s’imagine donner rendez-vous au jeune homme dans cette cave étrange, sans un instant penser qu’on ne voudra plus d’elle, qu’elle n’a plus vingt ans. Ni lui non plus d’ailleurs…


M.G

lundi, mai 14, 2007

Pour un monde meilleur ? (24)

Tel un œdème qui s’étend dans sa gorge remplaçant le souffle naturel par une abondance d’air inquiète mais délicieuse, l’absence s’empare d’elle.
Présence lointaine, effacée mais efficace.

Qu’aimerait-elle vraiment prendre de cet autre ? Elle n’en a aucune idée.
Se surprend simplement à découvrir qu’une angoisse sourde et douloureuse peut se révéler agréable, parce qu’elle vous emplit jusqu’à vous anesthésier. Parce qu’elle a la certitude qu’où qu’il soit à cet instant précis, il pense à elle.
Comment peut-elle en être sûre ?

Là est l’étrange… après la lucide hypothèse concluant à une erreur d’appréciation, à la pauvre vieille femme qui se croit encore jeune et imagine que des gamins trentenaires peuvent encore la voir (qui sait si elle les désirerait d’ailleurs ?), elle est soudain convaincue d’une ligne de transcendance qui les rejoint, dans plus qu’une attirance, plus qu’une cause, plus qu’il n’est possible de le dire. Ce qu’elle a en elle, cette tâche d’encre sympathique qui l’envahit depuis l’œsophage jusqu’aux poumons n’est sans doute que de petits éclats de cendres qu’il envoie à son intention, qu’il contient longtemps, puis lâche lorsqu’il ne parvient pas à avancer sans lui réserver une petite pensée, qui bloque et inonde sa gorge à lui, avant d’exploser en cette infinitésimale attention qu’il lui porte peut-être.

Qui est-il ?

N’est-il pas simplement le signe que l’existence n’est pas toujours aussi sereine qu’elle en a l’air. Que même lorsque certaines conditions idéales semblent réunies, certaines anicroches peuvent entamer de manière irréversible le long chemin qui nous mène à la déchéance que l’on croit inévitable et donc acceptable…
N’est-il pas pure invention du sort, destinée à la pousser vers un vide qui pourrait en libérer d’autres ?

Non arrête. Tu ne fais que te chercher des excuses. T’as juste envie de te payer quelques dernières heures de plaisir, rattraper ce temps qui n’existe que dans les fictions que l’on invente ou que l’on lit. Cette jeunesse qui n’a de délicieuse que le faible nombre de ses années.
Arrête.

Et puis, s’il pensait vraiment à toi, il serait là ce soir, dans cette usine abandonnée. Il t’aurait appelée. Vous vous seriez donné rendez-vous. Ç’aurait été si simple. Peut-être romantique ou carrément torride. Peu importe. Vous vous seriez croisés ailleurs que dans ces sphères étranges d’un monde sur le point de finir…

M.G

vendredi, avril 27, 2007

Pour un monde meilleur ? (23)

Pour la première fois peut-être il ressent un malaise dont il sait qu’il ne durera pas, mais qui malgré tout l’indispose un peu. Cette femme a la chevelure rousse, presque rouge a indéniablement un effet négatif sur lui. Il en a conscience, mais ne parvient pas à imaginer même s'en détacher. Il ne le veut pas sans doute. Il pense à sa mère. Si elle avait su.
Tout a joué dans le bon ordre c’est évident. Il jette son mégot derrière lui tout en avançant et ne peut se détacher de l’image et de l’odeur abstraite qui l’emplit à chaque pas. Non. Il n’a pas le droit, il ne peut surtout pas se permettre la moindre distraction. Seul le sexe sans engagement lui est permis… au moins jusqu’à la première action. Mais au fond n’est-ce pas ce qu’il pourrait avoir avec cette femme, troublante et pourtant beaucoup trop banale, si transparente…
Il ne comprend pas ce qui lui arrive.

Mais putain qu’est-ce qui m’arrive. Martha…
Non c’est impossible bien sûr.

Peut-être devrait-il rentrer chez lui ce soir. Terminer de corriger les épreuves de son prochain opuscule. Ou se déchirer la tronche. Oui enfin quitte à se déchirer la tronche autant se libérer d’un stress en plus. Et j’y suis presque en plus. Ça me fera du bien c’est sûr.

Il sort un cachet de sa poche et l’avale direct, puis frappe très doucement à la porte, c’est sans doute le meilleur moment. Celui de cette pression très mesurée appliquée du poing sur le seuil du lieu où il perd toute dignité pour ne pas perdre ses esprits. C’est ainsi depuis quelques années maintenant. C’est sûr que ce n’est pas ce qu’il avait imaginé enfant, mais bon, et puis n’est-ce pas Michel Houellebecq qui lui avait signalé l’existence de ce genre de clubs. Alors… oui enfin il n’y a peut-être jamais foutu les pieds. Que de la gueule celui là.
Le cacheton commence à faire effet. C’est clair. Une vigueur subtile dont il pourrait presque décrire le chemin s’engage dans ses veines.
Il y a quelques personnes au bar, seules. Un verre ne serait peut-être pas une mauvaise idée. Sauf que, peut-être alors il faudrait parler, initier un contact tout à fait contraire à ce pour quoi on vient ici. D’ailleurs, ils sont vraiment cons d’avoir fait ce bar. Mais l’argent n’a pas d’odeur…
Que faire ?
Il aperçoit soudain une blonde, serait-ce ? oui, c’est cette blonde qu’il s'est déjà pécho une fois. Elle est très jolie mais complètement insignifiante. Elle n’a aucun plaisir à être là, ce qui à la limite se comprend, mais surtout elle ne retire aucun plaisir de tout cela.

Elle est seule pourtant. Ça y est, elle l’a vu et son regard s’éclaire. S’il l’ignore elle en mourra c’est sûr. Enfin who gives a shit… il soupire, elle est vraiment jolie. Une grosse poitrine lui semble-t-il, ah non, c’était une autre blonde, assez laide, mais très chaude. Mon dieu, il faut qu’il se lance, sinon il repartira… et bien sûr, comme un mauvais démon c’est l’autre qui vient se rappeler à sa mémoire. Allez, il inspire et s’approche.
Malgré tous les efforts qu’elle fait pour rester stoïque, il sent qu’elle est peut-être rassurée de cette approche, que ce soit lui en somme. Ce n’est pas le moment le plus évident bien sûr, il faut se mettre en condition, il faut y penser très fort. Il faut penser au sexe, à la jouissance, à la violence aussi, et cela seulement. Il faut se dépêcher sur tout avant que les effets de la drogue se dissipent tout à fait.

Il passe la main sous son tee-shirt.

Elle murmure : je m’appelle Myriam.

M.G

jeudi, avril 26, 2007

Pour un monde meilleur ? (22)

"finalement, je cède...un peu."


L’homme l’a quittée. Elle reste là. Assise. Désœuvrée et perplexe, elle se demande comment il lui a été possible de pénétrer un anachronisme.
Le jour décline légèrement, et l’objet est là, qui la regarde presque. Sorte de cercueil de luxe pour les hommes qui ne seront toujours que les instruments d’un destin aussi ironique qu’il n’a pas de sens. Il lui reste des choses à prévoir, imaginer, calculer. L’issue approche. Terrible de cette douceur que perçoit celui ou celle qui peut-être s’est trompé, mais n’en saura jamais rien. Elle devine le ciel pâle qui s’assombrit derrière le carreau cassé. Ce ciel sera son compagnon jusqu’à la fin des jours. Alors qu’elle s’était vue bâtisseuse, elle ne pourra qu'assister volontairement impuissante à la fin de ce monde qui se détruit peu à peu, et va disséminer ses restes dans l’univers vide et froid. Perfide existence que celle qui vous plonge dans une activité dont l’évolution des choses vous prouve qu’elle est trompeuse, voire inutile.
Construire des armes, voilà qui aurait été utile. D’ailleurs il était question d’en intégrer à chacune des cellules, mais c’était trop cher, on a trouvé autre chose.

Elle n’a pas osé appeler Yohan. Pensait que peut-être il l’aurait fait. Ne comprend pas, ou comprend trop bien… si au moins elle avait un paquet de cigarettes, elle resterait ainsi assise à fumer, à goûter ce temps de silence et de rien qui lui a tant de fois manqué. Et si elle passait la nuit là, seule, et reprenait le train demain ?
Sans réfléchir, elle se lève et attrape un stylo et le cahier qui sont restés posés dans un coin, sur un vieux plan de travail. Puis elle revient s’asseoir, s’installe lentement, inspire et se met à écrire.

« Si on s’était promis la lune, on comblerait notre défaillance par nos silences, mais nous n’avons rien émis, aucun pacte, aucun mot qui puisse justifier une quelconque déception, si ce n’est celle de n’être que des humains véritables… alors en toute lâcheté, j’aimerais rompre le silence de cette abnégation factice…

Je crois sentir que tu attends mes mots sans savoir les convoquer ou les motiver autrement que par une absence très pleine, très ouatée qui grossit avec les jours, avec les heures, les minutes, les secondes de la journée, turgescence éloignée et qui pourtant projette ses effets dans les esprits d’autres, d’une autre à qui elle s’a-dresse. Alors les mots, sans honte, sans retrait se libèrent et coulent d’une source abstraite vers un espace irréel, inexistant et qui pourtant contient la seule turgescence possible… permise et souhaitable. Lorsque l’on a compris que l’existence ne valait qu’en conjectures et rêveries, alors…. »

Il est tard.

M.G

vendredi, avril 13, 2007

Pour un monde meilleur ? (21)

« c’est beau. Non ?

lui demande-t-elle maîtrisant à peine son enthousiasme. Il se contente de sourire, ne la laissant pas vraiment deviner son sentiment.

- en une autre époque, j’aurais été fière je crois…
- pourquoi, qu’est-ce que ça change ?
- ben là c’est, enfin comment dire plutôt inutile, non ? Alors qu’avant je pensais que je travaillais pour quelque chose. J’ai même, à une époque eu le sentiment de créer un peu…
- mais vous créez. Enfin, c’est bien vous qui avez dessiné cela…
- dessiné, dessiné, euh oui, plus que ça encore. J’ai passé des heures, des nuits à imaginer tout cela. D’abord il fallait avoir le projet, puis ensuite la forme etc… enfin vous savez…
- oui j’imagine. Et c’est plutôt bien, non ? On est contents.
- Oui, je pense. Mais ça me fait bizarre de me dire que cela restera uniquement dans le champ du confidentiel. Que cette forme. Que cette idée au fond ne seront qu’un élément qui aura servi à quelques personnes et rien de plus…
- Vous voulez quoi ? qu’on le commercialise ? à grande échelle.
- Non, enfin ce ne serait pas possible… non ce n’est pas cela.

Elle s’arrête un instant pour regarder l’engin. Près de la fenêtre atelier en verre feuilleté, dont le haut était cassé, ses parties métalliques luisaient d’une manière imprévue. A cela aussi elle avait beaucoup réfléchi. Sans doute par déformation professionnelle, ou était-ce simplement lié à son caractère : elle était perfectionniste. Avait malgré tout été formée à l’être. Au départ, elle avait envisagé une coque complètement mate sans le moindre reflet. Un élément qui par ses qualités de non réflexion se fondrait complètement dans le paysage. Dans l’univers. Elle trouvait cela très beau. Elle se souvenait d’avoir repensé à une œuvre d’Anish Kapoor qu’elle avait vue au CAPC de Bordeaux. Il s’agissait d’une demi-sphère, pas tout à fait sphérique d’ailleurs, demi-ellipse donc, suspendue. On pénétrait dessous, et soudain on se sentait comme aspiré par le vide. Le sentiment était tout à fait inconnu. Inédit. Le dôme dont on ne distinguait en réalité absolument pas la face interne faisait 8 mètres de diamètre, mais la profondeur en était annulée par le pigment utilisé. Et la lumière peut-être. Soudain, alors que l’on n’était même pas dans un espace différent, on était transporté nulle part. Plusieurs fois, elle est ressortie de cette emprise pour voir les autres œuvres, et plusieurs fois y est retournée, comme aspirée, comme pour faire le plein de cette non matière, de cette non essence.

L’objet qu’elle avait devant les yeux ressemblait davantage à une autre œuvre de l’artiste réalisée plus tard. Une sculpture en métal poli dont les reflets avaient eux aussi tendance à annuler la forme. Sans doute avait-elle malgré tout été nourrie de cette volonté d’éviction. Qui après tout convenait tout à fait à la situation. Disparaître et se fondre dans le rien.

Le plus drôle ici était qu’il s’agissait de morceaux à assembler, ayant donc chacun leur forme propre pour pouvoir à un moment devenir des pièces à vivre, comme un puzzle, ayant donc chacune une particularité qui pourtant par l’abstraction de la matière et de la volonté du créateur s’annulait de fait, s’évanouissait pour laisser place à l’absence de ce que l’on ne peut définir.

M.G

lundi, avril 09, 2007

Pour un monde meilleur ? (20)


Tout s’étiole petit à petit, jusqu’au désir même de combattre l’étiolement fatal. Alors il ne nous reste plus qu’à mourir lentement et sans faire de vagues, à moins d’avoir la chance ou la malchance de connaître un dernier sursaut de vitalité qui nous fera emporter comme ultime sentiment celui de n’avoir pas su résister à une tentation jadis jugée inhumaine.

Le jour se lève. La nuit n’a pas été très réconfortante. Elle regarde Bob qui dort à côté d’elle. Souvent dans les années où ils ont été liés, elle a éprouvé pour lui une sorte de compassion, de tristesse même. Sans doute un peu parce qu’en dormant il paraît toujours soucieux. On se demande même s’il ne souffre pas. Mais elle n’a jamais pu en rien savoir.
Elle aimerait là lui déposer un baiser sur le visage, à un endroit n’importe lequel pour qu’il sache qu’encore maintenant elle pense à lui. Elle n’en fera rien bien sûr. Avec les années, ils sont devenus de plus en plus timides l’un envers l’autre, au point de ne plus se toucher que dans ces moments rares dans lesquels alors se met en marche sans doute ce que la frustration de trop peu de tendresse a fabriqué comme désir effréné de l’autre, jusqu’à vouloir saisir sa sève ou son âme à travers ce corps que l’on n’offre qu’à lui. Le temps leur manque désormais. Lui feint de continuer à travailler, comme s’il restait un quelconque espoir de rester établi en ce pays et d’en tirer encore quelque chose. Elle se dévoue à son entreprise.
Aujourd’hui, et il lui en coûte vraiment, elle doit prendre le train pour aller voir où en est la fabrication des CTU. Il s’agit d’une grosse boite de métallerie qui leur a détaché une petite unité de production secrète afin de les aider. Aussi parce que l’un des derniers bonnets restés sur les territoire français part vraisemblablement avec eux.
Elle regarde encore son homme tandis qu’un jour trompeusement prometteur s’annonce. Alors qu’elle sera dans le train, entourée sans doute de toutes ces femmes enturbannées qui la regarderont avec cet espèce d’indifférence mensongère, elle sentira comme un poids la distance qui la sépare aujourd’hui de son domicile et de sa famille, son homme et ses enfants, demain de toute l’humanité qu’elle espérait pouvoir conserver. Savoir où et comment mourir ?
Que transmettre ?
A qui transmettre ?
Les reverrait-elle tous un jour ? Chaque déplacement, chaque minuscule acte devenait dangereux, au point même que la notion de danger en était complètement viciée, qu’il n’en restait qu’un vague symbole, rien de précis, une idée qui vous rapprochait chaque jour un peu plus d’un nihilisme blanc.
Elle penserait à Yohan aussi, l’appellerait peut-être. Se torturerait à tenter de savoir s’il n’avait pas raison, si elle ne devait pas se joindre à eux et abandonner tous les autres.
Se joindre à lui, commettre un suicide dans une renaissance fictive, crise de la quarantaine débilitante dont elle garderait de bons souvenirs, un peu d’exaltation encore.
Mais comment abandonner ceux dont on a la responsabilité. La seule issue est encore de leur mentir.

La seule issue est donc le cul. Rien d’autre. Point barre.

M.G

lundi, avril 02, 2007

Pour un monde meilleur ? (19)

Cela faisait maintenant à peu près un mois qu’elle avait rencontré Yohan. Par un hasard étrange, il était ami avec un des premiers participants de l’aventure qui s’était depuis retiré, persuadé que des gens en voulaient à sa famille. Au moment de partir donc, et à une heure où il pensait que certains des participants pouvaient ne pas être fiables, n’étant sans doute que des saboteurs, Jean avait indiqué à Martha l’existence d’un réseau. Il s’agissait d’un jeune philosophe assez connu d’ailleurs qui avait entraîné quelques personnes dans une aventure autrement plus audacieuse que la sienne : ils voulaient lutter, et peut-être prendre les armes.
Tout ce contre quoi elle résistait depuis des années, depuis qu’à force de raison et de résignation imposée par les autres, elle avait décidé qu’il ne servait plus à rien de combattre pour ce pays traître et assassin.
Jean avait pourtant bizarrement insisté pour qu’elle se rende à une des conférences du jeune homme.
Il les avait présentés.
Depuis son attitude étrangement bienveillante à son égard l’avait d’abord intriguée puis obsédée au point qu’elle ne pensait plus qu’à cela. Parfois elle se demandait même s’il n’était pas aussi une taupe, un envoyé dont la mission serait de dynamiter tous les groupes de résistance ou de non soumission à l’occupant.
Alors qu’elle l’avait d’abord pris pour un fat personnage, relativement immature, enfin assez pour n’être en proie à aucune réalité, sauf celle de sa pensée, il avait commencé à lui manifester des marques d’intérêt qui ne pouvaient qu’éveiller chez elle des réflexes enfouis, troubles depuis longtemps évacués de sa pauvre tête. Une certaine admiration a commencé à naître pour l’homme dont elle ne connaissait pas la pensée mais enviait l’élocution, l’aisance. Il ne restait cependant pour elle qu’un gamin, doué sans doute, courageux, mais n’ayant au fond aucune idée de ce vers quoi il avançait réellement. Les rares fois où elle avait pu lui parler, il lui balançait des phrases étranges, d’une gentillesse inappropriée, qui ne pouvait que sonner faux. Ce type était soit un parfait bonimenteur, soit un idiot qui n’avait toujours pas compris qu’on ne donnait pas son amitié aussi facilement. Ou bien avait-il simplement pitié d’elle. Peut-être était-ce de là qu’était partie son obsession. Puisqu’il ne fallait pas qu’il s’agisse d’un sentiment aussi vain et inutile, il y avait forcément autre chose. C’est alors qu’elle découvrit, à plus de quarante ans, qu’elle préférait encore qu’on l’aimât pour son physique que pour ses qualités intellectuelles ou son engagement, qui n’en était en plus pas un. Enfin, ce n’était même pas son physique qu’elle voulait qu’on appréciât, c’était plutôt son intimité qu’elle espérait qu’on désirât encore. Ce n’était pas du sexe, pas de la libido. Elle espérait que quelqu’un, quelque part était encore capable de la voir.
Elle n’était pas dupe cependant, mille explications pouvaient encore éclairer cet intérêt de plus en plus manifeste. La plupart n’étaient pas d’un romantisme absolu. Mais lorsque l’on approche de la fin de sa vie, qu’est en somme la fin définitive de sa jeunesse, on peut sans doute se contenter de peu.
Se contenter de se laisser séduire par la seule personne qui ose encore vous regarder.

M.G

jeudi, mars 29, 2007

Pour un monde meilleur ? (18)

Parfois je me demande ce que j’emporterai de Miami dans ma mort. Quelles images, quelles sensations garderai-je de ce lieu qui a en quelques sortes conditionné ma vie. De ce lieu qui a tant compté pour moi, qui m’a je pense investie d’un imaginaire que je croyais interdit, parce qu'à l'évidence il était too much.
Ce lieu que je ne reverrai sans doute jamais. Dont je ne sentirai jamais plus l’étouffante douceur, la magnifique tiédeur humide, du matin au soir, de la nuit érotique à l’aube romantique.
Je me demande s’il est possible que de ces néons absolument irréels, qui balancent leurs fils magiques et remuants dans l’espace en mouvement, je ne garde rien. Que tout cela m’ait été inutile, assez enfin pour qu’ils retombent dans une réalité dont je serai absente. Est-ce imaginable qu’un jour ces hôtels, ces chambres désuètes, ces espaces marqués par des années dont nous ne nous échapperons pas s’envolent en souffle de poussière pour laisser place au temps, pour laisser place à une suite. Les seventies et leur authenticité, figés à jamais dans l’autre Amérique, celle qui continue de vivre et de produire du rêve, celle qui malgré tout, malgré tout existe encore…

Celle où j’ai pu imaginer la suite de mon existence tout en la vivant en direct…

Miami et ses espaces réels, sable blanc, transats en bois, mer turquoise, et moi, en nous…

Amoureux partout, amoureux dedans.

Néons, hôtels, rhum, cocktails, batailles de rue, coup de points, cigarettes, drogue, salon de strip tease. Voitures, espaces, chaleur.

Nous étions beaux le soir lorsque nous sortions, bronzés, brillants, jeunes et désirant nous plaire. Nous n’avions rien vécu que de petits moments, petites douleurs, grandes alors, mais effacées pour un temps et toujours, dans ces nuits torrides, où l'air tiède, effleurant depuis les naco, nos peaux humides, ajoutaient à l’incroyable exotisme du lieu, une touche fictive. Tout relevait de la construction mentale, de l’exception qu’il est impossible de vivre et que pourtant nous avons eu la chance de connaître. Enfin je crois.
A moins que je n’aie rêvé tout ça. Simplement pour pouvoir emporter au fond du fond, un peu de la magie à laquelle chaque être humain aspire sans doute.


M.G

mardi, mars 20, 2007

Pour un monde meilleur ?(17)


La nuit est agitée. De visions d’abord, puis de doutes incandescents. Comme une prison à laquelle on tente d’échapper par n’importe quel moyen tout en sachant qu’aucune libération n’est évidemment possible.
Au moins existe l’image, la possession du désir, énorme avantage de celle qui vit encore, et se sait pouvoir exulter. Les songes abritent leur lot de péchés, tandis que les moments d’éveil rattrapent bientôt la quiétude de ne pas trahir, de simplement se laisser effleurer par une pensée amie, un réconfort bienveillant.
S’il en est ainsi, c’est que sans doute, au fond de l'homme, une chose a pu se développer.
Il s’est laissé toucher par elle, emporter dans quelque intime trait de son caractère, qui lui aura plu, sans doute. Si cette nuit précise est envahie de tant de présence, elle le sait, cela signifie qu’une chose a eu lieu.
Elle se rendort cette fois pour se perdre dans les méandre d’un appartement étrange, une fiction d’appartement où les seules pièces fréquentées ressemblent toutes à des laveries. Immenses salles de bains, emplies de grands paniers en métal sur roulettes dans lesquels gisent quelques serviettes blanches. Il la plaque contre un mur. Il appuie sur son corps avec une force volontaire.
Il s’agit de l’appartement d’un grand-père, étrange absent.
Puis encore elle se réveille, oublie son visage, replonge dans ce doux délire que l’alcool aide un peu sans doute. Elle s’éloigne de tout. La nuit avance sans elle.
Pourtant une volonté implacable émane de ces images qui sont sans doute autant de pensées réunies en une seule : un homme peut aimer une femme pendant quelques minutes, quelques heures tout au plus. Ensuite advient la lente et douce usure des corps et des esprits, qui s’apparente finalement à un contrat, un pacte entre deux âmes : l’une souvent égarée l’autre souvent écervelée. Parce qu’ils se sont plu, qu’ils se sont dit oui, à un moment de fièvre, ils décident de se soutenir sur le chemin de la fin, par une aménité inquiète et résignée aussi. Mais les rares minutes, vécues ou fantasmées ne peuvent-elles pas à elles seules emplir une vie de l’espoir de les sentir encore, avec l’être dont on aura su se faire aimer pendant quelques heures… ou bien d’autres, simples avatars, ne servant qu’à recréer encore et toujours le moment originel, celui de la flamme.
Alors, en rêve, c’est comme une musique d’où l’on voit surgir mille personnages, mille tableaux, par le seul génie de quelques doigts agiles sur un clavier, d’une corde à laquelle un digne disparu a su affecter, par cette capacité unique d’anticipation, de projection, un peu de la magie du monde. La création de la matière entre quelques cordes qui vibrent. La fabrication de la réalité, de la concrétion s’inventant dans le vide entre le graphite et le papier…
Si l’on peut faire naître d’un peu de vide, peut-on empêcher alors la disparition ?

Soudain, ce sont les Cellules Techniques Unifamiliales qui apparaissent, habitées de tous ces autres qu’elle ne veut pas connaître, dont elle ne peut endurer qu’ils soient sa fin à elle. Pourtant l’idée était belle, qui lui a même permis de gagner de l’argent et de s’assurer un avenir. Projetée dans ce que les images de synthèse ont su montrer, elle avance, vogue presque sur des champs de blé immenses, dans un silence brut et épais.
Sous un soleil écrasant, projection d’un monde sans hivers, sans rupture aussi doux et insipide que ces épis dorés sur lesquels elle se laisse glisser vers l’infini.

M.G

jeudi, mars 15, 2007

Pour un monde meilleur (16) ???!!!

Il se décide finalement.
- Ecoute, je pense que tu es une personne motivée et aussi douée qui plus est. Je crois donc que plutôt que de partir avec tous ces beaufs, tu devrais nous aider, te battre à nos côtés, même si dit comme ça, ça sonne un peu pompeux.

Elle le regarde un peu perdue. Un peu soule. La fatigue, les évènements. Cette lutte incessante contre elle-même et l’envie de se laisser aller à ce qui aurait pu être sa vie telle qu’elle l’avait construite jusqu’à un âge avancé, enfin adulte : profiter. Aujourd’hui comme elle aimerait tout laisser tomber et croire encore, croire que tout va bien comme tous ces anciens amis qu’elle a laissés sur le bord du chemin. Croire aux apparence que laisse exhiber la belle Paris en ses quartiers les plus côtoyés et encore convoités. Croire en la richesse, en la culture, en la mode. Oublier tout ce que l’on sait, parce qu’on l’a d’abord découvert sur Internet, puis qu’on a pu le constater par soi-même. Les entrailles se brûlent vivantes, la France est en train de se mourir de l’amertume de n’avoir jamais su lutter.

- alors qu’en dis-tu ? son regard brille toujours autant. Mais sans doute est-elle folle. Qu’en dit-elle ?
Elle en dit qu’elle laisserait bien tout tomber tout de suite pour suivre ce mec, oublier tout et tout le monde. Ceux qui savent. Ceux qui ne savent pas. Ceux qui croient. Ceux qui ne veulent pas croire. Parce que jamais ils ne veulent voir. Elle le suivrait dans cette Résistance nouvelle version. Enfin nouvelle vraie version. Pas la version des « corrects » qui ont trempé cela à toutes les sauces.

- j’en dis que je ne sais pas. J’en dis que bien sûr, je pense que, enfin comment dire, avec vous, je serais plus sûre de mes alliés qu’avec ces beaufs comme tu les appelles.
Ça y est, le tu vient. Doucement il a fini pas s’imposer, et il est lisse à l’oreille et à la bouche.
- J’en dis que vous avez raison. Mais tu es jeune, sans attaches sans doute…
Il l’interrompt brusquement.
- Tu n’en sais rien.
Elle reste un instant surprise, embarrassée presque…
- tu as raison, je n’en sais rien, et là n’est pas la question à vrai dire. La question est que je n’ai plus envie de me battre contre une évidence. Je n’ai plus envie de me battre contre un destin, et surtout, surtout, je n’ai plus envie de sauver un pays qui nous a trop, qui m’a trop trahie.

Il sourit. Commence à tripoter son paquet de cigarettes. En prend une.
Bravant tout ce qu’elle est, elle lui en demande une. Il la regarde étonnée. Doucement, il entrouvre à nouveau le paquet puis le lui tend. Elle soutient son regard et se sert, attend, les yeux fixés dans les siens qu’il lui allume sa cigarette. Ce qu’il fait enfin.

La conversation peut reprendre.

- je te comprends, lâche-t-il enfin.
- J’espère, répond-elle d’une voix tremblante.
- Mais tu as tort.

Soudain, elle n’a plus qu’un désir : qu’il l’emmène d’ici, vers quelque hôtel plus ou moins glauque. Qu’il lui permette de penser à autre chose enfin, tout sauf la lutte. La lutte épouvantable, éprouvante et tellement injuste. Chaque matin elle est au bord des larmes, la fatigue l’étrangle. Son mari, qui feint d’ignorer ce qui se passe, dont elle ne sait même pas s’il la suit, même si elle en est sûre au fond. Les enfants sont à peu près sortis de l’auberge, ils partent aux Etats-Unis dans moins d’un mois. Qui sait si elle les reverra…
Alors pourquoi ne pas faire ça maintenant. S’il en a envie comme elle croit le percevoir. Ça lui laissera au moins un souvenir. Elle sait bien que sa vie sexuelle va se disperser jusqu’à disparaître bientôt. Elle sait bien que rien n’est éternel. Le corps, le visage, les idées.

Elle lui sourit. Et répond avec sarcasme.
- ah bon ? j’ai tort. Comment peux-tu savoir si j’ai tort.
- Je le sais, c’est tout.
- Vraiment ? c’est formidable ça…
- Sans doute, mais c’est comme ça.
- Vas-y…
- Quoi vas-y ? ses yeux s’éclairent.
- Explique-moi en quoi c’est comme ça, en quoi j’ai tort. Elle jubile soudain.
- Je vais le faire. Il commence à pianoter sur la table, se retourne à la recherche d’un serveur. En voit un, le hèle.
- Que veux-tu boire ?

Elle hésite.
- euh, une vodka.

Il sourit tout en prenant un air surpris.
- une vodka ? eh bien va pour deux vodkas.

Le serveur est reparti. Il s’avance vers elle, les mains posées sur la table, vient à sa rencontre.

- tu as tort, parce qu’on n’a jamais raison de renoncer.
- Tu me traites de lâche ?
- Non pas du tout, je peux comprendre, enfin imaginer ce qui t’a fait prendre ce chemin plutôt qu’un autre. Et bien évidemment que je comprends cela, mais… mais comment dire. On a besoin de vous, de tout le monde, et tu verras on gagnera.
Elle éclaterait de rire si elle n’était si triste, depuis tant d’années maintenant.

- comment veux-tu qu’on gagne ? et gagner pour quoi. Ce pays est non seulement perdu, mais en plus, on devrait lui cracher à la figure de nous avoir tellement trahis. Quand tes grand-parents, puisque j’imagine que tes parents sont nés en France, sont-ils arrivés ?
- hum… ma grand-mère est née en France, et mon grand-père est arrivé un peu avant la guerre.
- Ils venaient d’où ?
- Pologne et Roumanie.

Elle baisse les yeux. Les vodkas arrivent. Elle demande au serveur s’il est possible d’acheter des cigarettes.

- mais j’en ai. Intervient Yohan, ce n’est pas la peine d’en acheter.
- Ça me gêne.
- Je t’en prie, ne sois pas gênée, c’est avec plaisir, j’en ai plusieurs paquets. Le serveur attend, c’est bon lui lance-t-il. Pas de cigarettes. Juste deux vodkas.

- Pologne et Roumanie donc, comme mes grand parents. C’est drôle. Enfin du côté de ma mère.

Il sourit et lui propose une cigarette qu’elle n’a d’autre choix que d’accepter. Alors elle accepte, sourit légèrement et attend une nouvelle fois qu’il lui tende la flamme de son briquet.
- et tu sais pourquoi ils sont venus en France, n’est-ce pas ?
- bien sûr que je le sais. Et je sais aussi où tu veux en venir… mais ça ne change rien. Ca ne changera rien à mon engagement.
- Mais je ne veux rien changer à ton engagement, je le trouve magnifique. Un peu utopiste mais beau. Mais moi je ne peux pas.
- Mais tu imagines, enfin je ne dis pas ça pour toi, mais tu imagines si tout le monde pensait comme toi…
- Oui, mais de toute façon tout le monde ne pense pas comme moi. Certains sont prêts à se battre, et ne croie par que j’aie envie qu’ils se battent pour moi. J’ai juste envie de m’en foutre. De tirer un trait. Un trait sur ce pays qui ne nous a jamais aimés, nous a livrés et s’apprête à le refaire.
- Mais Martha…
- Non. Tu sais, ne t’imagine pas que les pogroms se passaient au Moyen Age.
- Mais je ne l’imagine pas du tout.
- Oui, mais ce que je veux te dire, c’est que c’était une chose beaucoup plus banale que ce que l’on peut croire. Mon grand-père racontait à ma mère comment cela se passait. Les gens s’entendaient bien. Il leur arrivait de plaisanter. De se côtoyer, même si on ne peut sans doute pas dire qu’ils vivaient ensemble. Car bien sûr à cette époque pour, toujours les mêmes raisons, le communautarisme était la règle, j’emploie ce terme à dessein car j’exècre cette notion inventée par les antisémites. Enfin, voilà, ils communiquaient, et de temps en temps, les Cosaques picolaient un coup, et ils descendaient dans les villages et butaient tout le monde.
- Je sais tout cela.
- Oui, je me doute que tu sais tout cela. Mais je crois, elle s’arrêta, la vodka commençait à faire effet, je crois que quelque part tu es trop jeune pour vraiment sentir que ce n’était pas le Moyen Age, et que tes grands-parents comme les miens sont venus ici, parce qu’ils croyaient qu’ici on les protègerait…
- Enfin je sais tout cela. Répondit-il durement.
- Oui, tu le sais, mais on dirait que ça ne te suffit pas. D’ailleurs c’est pareil pour tous les intellectuels français. Je n’ai jamais compris pourquoi ils restaient, eux étaient encore mieux informés que nous. Enfin bien sûr, ils écrivent en Français, mais… elle s’arrêta.
- Ça ne va pas ? il avait l’air vraiment inquiet.
- Si ça va, enfin je suis fatiguée. Tu sais ce n’est plus de mon âge tout cela.
- Oh arrête. J’ai bien remarqué que tu veux tout le temps te faire passer pour une vieille.
- Peut-être parce que je suis vieille.

Elle le regarda encore. Pourrait-elle vraiment se laisser toucher par un aussi jeune homme, une flamme juvénile éclairait son regard. Il lui semblait qu’il pourrait presque être son fils. De toute façon, dès qu’on devient mère, on perçoit facilement les jeunes hommes comme des fils potentiels.
En même temps, la transgression lui apparaissait ce soir comme tellement excitante. Elle tenta de se concentrer et reprit, avant qu’il ne se décide par sa faconde à lui interdire toute capacité de s’expliquer.
- peut-être qu’en tant que vieille, je peux avoir le privilège de, enfin le bénéfice du doute.
- Tu plaisantes j’espère ?
Décidément, il pouvait être violent.
- comment ça ?
- eh bien tu n’as aucun bénéfice du doute, justement parce que tu es jeune, intelligente, brillante à n’en pas douter, et même séduisante, ce qui n’a rien à voir, mais ce qui fait, que je te répondrai comme à n’importe quel autre interlocuteur…
- oui, mais pourtant tu dois avoir confiance dans mon expérience. Au moins l’écouter…
- ça d’accord, je t’écoute. Je t’écoute jusqu’au bout de la nuit s’il le faut, mais je te dirai ensuite ce que j’aurai à te dire.

M.G

vendredi, février 16, 2007

Pour un monde meilleur (15)

Pour que l’angoisse soit à son faîte, elle commence à remarquer que l’homme, le jeune homme est plutôt bien fait de sa personne. Un visage intéressant, et surtout un regard sombre et pénétrant.
L’heure est grave, assurément, il n’est sans doute pas là pour parler à une pauvre vieille adolescente en mal de sensations, et pourtant il lui semble qu’il la transperce d’un regard qui est toute autre chose que la simple volonté de la voir se rallier à leur cause.
Mais quelle est cette cause ?

- Alors vous voyez ça comment ? lui demande-t-elle pour rompre ce qui pourrait bien passer pour une gêne indépassable, empourprée d’une honte coupable. Au fond d’elle, la certitude de n’être pas là pour les bonnes raisons. Pas là pour sauver l’humanité ou au moins sa partie la plus exposée qui est de toute façon condamnée. Non juste là pour savourer ce peu de temps d’une toute fin de jeunesse agonisante. Encore un peu de fraîcheur ou au moins de féminité qui la font se trouver en face d’un jeune homme au regard étincelant qui ne peut pas n’être allumé que par de bons et grands sentiments. S’il la regarde ainsi au fond d’elle-même, s’il enfonce cette persistance vers elle, c’est qu’il n’y a pas que l’esprit, mais que la chair est et sera toujours présente.
Elle n’en peut douter. Elle ne veut pas en douter…

La fixant droit dans les yeux, il s’allume une cigarette, alors qu’elle a refusé celle qu’il lui proposait. Va-t-il enfin se décider à parler ou simplement continuer ainsi ? car s’il continue ainsi, il se pourrait bien que dans quelques longues minutes, s’il le propose, elle se retrouve contre toute attente et tous principes, au fond de quelques draps plus ou moins frais, dans les sécrétions que l’humeur venimeuse du moment impose.

- que veux-tu savoir ?

Dieu que ce tutoiement accroche.
- Eh bien je ne sais pas. Disons que…, son sourire a l’air si pur…, comment se fait-il qu’elle soit toujours elle-même avec tant de conviction, qu’elle ne soit jamais parvenue à être une autre, plus forte, moins transparente, moins évidente.
- Oui…
- Non, elle prend sa voix calme, celle de l’aînée qu’elle est censée représenter. D’autant que c’est elle qui l’a attirée à lui en premier, il ne faut pas l’oublier. Je voudrais savoir ce que tu attends de moi…
Il rit. Et sans prononcer un mot s’enfonce dans son siège. La regarde encore.

Soudain elle se souvient de ce visage fatigué, de ce sentiment d’abandon qui la prend chaque matin lorsqu’elle tente de le recomposer, de cette envie de s’en remettre à l’évidence, d’accepter qu’elle est hors jeu, ce que le peu de libido qui l’habite encore laissait entendre finalement. Que peut-il donc percevoir d’elle ? a-t-elle encore le moindre pouvoir sur les hommes, à l’instar de la jeune blonde à la matrice ?
Est-il possible que le fond de l’être existe vraiment ?

M.G

samedi, février 10, 2007

Pour un monde meilleur (14)

Elle s’approche de lui, puisqu’il est prévu qu’elle le fasse, et lorsqu’elle est environ à deux mètres de lui, elle croise son regard. Et la chose se produit. Cette chose qui ne lui était pas arrivée depuis tant d’années. Depuis tout ce temps où elle se sentait vieille, où elle se sentait contrainte de tenir son rang. Un sourire parcourt les deux visages qui se remettent vite au sérieux qu’ils s’imposent.

- vous allez bien ? lui demande-t-elle, le devançant légèrement.
- On peut peut-être se tutoyer. Qu’en penses-tu ?

Elle n’en pense rien en réalité. Oui, non, qu’importe…
Ce n’est que plus tard. Lorsqu’elle repensera à cette soirée, qu’elle tentera d’interpréter cette prise de position, soit comme une avancée anodine, soit comme une marque d’affection, qui la reconnectera au regard échangé quelques secondes plus tôt. Alors ce petit corps, qu’elle jugeait endormi se réveillera. Alors même pensera-t-elle à des choses insensées, comme des sentiments.
Au fond elle s’est toujours emballée si vite. A peine un homme lui souriait-elle qu’elle pensait déjà au mariage.
Elle est mariée depuis presque vingt ans maintenant. Une collaboration étrange. Une confiance énorme, puis brisée mille fois. Un amour évident, mais entaché par la vie, et par la nécessité de vivre aussi.

Le petit blouson de cuir la recouvre comme une seconde jeunesse. Qui peut vraiment affirmer qu’il a vu passer les années ?

- où en es-tu de ton côté Martha ? n’es-tu toujours pas motivée pour quitter votre projet de fuite et nous rejoindre, nous rejoindre vraiment ?
- je ne suis pas sûre que vous ayez, enfin que tu aies vraiment besoin de moi.
Il la regarde d’un air étrange. Comme s’il la soumettait à une analyse méticuleuse, afin de déterminer si oui ou non, elle était une traîtresse. De toute façon, où qu’elle aille, elle a toujours été une traîtresse. Traîtresse par nature, traîtresse par origine, traîtresse par impiété, traîtresse pour toutes les raisons du monde.

- mais bien sûr que nous avons besoin de toi. Nous avons besoin de toutes les bonnes âmes motivées.
- Oui, mais je ne suis pas seule. Je suis responsable de l’avenir de mes enfants.
Il lui jette un autre regard trouble, mais à ce moment un groupe de quatre ou cinq personnes s’approche de lui pour le féliciter chaleureusement. D’instinct elle se retire, et songe immédiatement à partir, sans rien dire, sans laisser de trace.
Prendre l’avion.
Elle qui l’a craint pendant tant d’années, comme elle aimerait le faire aujourd’hui. Prendre sa famille, quelques affaires, le peu d’argent disponible et disparaître. Effacer toute preuve de la présence de cette famille en ces terres maudites. Plus rien, aucun ancêtre, enfin de son côté à elle bien sûr, car c’est de son côté que les trahisons ont été commises avec le plus de force. Au point que chacun, chaque membre de sa famille un tant soit peu lucide s’étonne chaque jour un peu plus d’être resté en ce pays. Comme si ce qui s’était passé pendant la deuxième guerre mondiale n’avait pas suffi. Comme si tous les signes qui avaient suivi n’avaient pas suffi non plus.
Elle s’éloigne, mais il la rappelle.

- attends, Martha, il s’excuse auprès des intrus, et s’avance vers elle. Ecoute, j’aimerais vraiment qu’on en reparle. Tu as du temps là, maintenant ? Elle regarde sa montre. Il est presque onze heures. Elle hésite et finalement accepte.


M.G

vendredi, février 02, 2007

Pour un monde meilleur (13)

« Il est comme la trace exclusive de ce qu’ils n’ont pas su voir ou comprendre, car après tout, il n’est pas de plus secret espoir que de savoir ainsi, sans savoir que l’on sait, de déchiffrer inconsciemment alors que la réalité qui nous étreint est une opacité sans fond. Infuser.
C’est un peu la même idée que cette légende que l’on donne à croire aux écoliers. Après leurs devoirs, s’ils cachent le livre sous leur oreiller, ils finiront pas connaître immanquablement leur leçon. Le savoir rentrera en eux. Nul ne prétend que cela marchera si l’enfant n’a pas étudié auparavant, cela serait du reste parfaitement immoral. Mais ensuite, pour apaiser craintes et angoisses, ils inventent cette fable à laquelle ils croient un peu eux-mêmes sans doute. L’enfant est récompensé, mais aussi, on lui permet d’avancer, en luttant contre cet indicible doute qui plane comme une tâche sombre sur chaque créature dont les pas foulent le sol instable. Combattre les craintes et se soulager soi-même. S’il est possible d’ignorer l’incommensurable effort qu’est à parcourir par ceux que l’on met sur la terre, alors c’est un peu de temps gagné.
Ils n’ont pas vu.
La plupart en tout cas, mais bien sûr ils croient savoir car le livre de la platitude les accompagne depuis si longtemps.
De toute évidence, pour vivre, il faut un peu de cette insouciance coupable, et un peu de cette magie à laquelle on ne croit pas vraiment, mais un petit peu seulement. Juste assez au fond pour continuer, parce que ne pas savoir, ne jamais savoir de quoi est faite la seconde suivante, est l’unique et l’évidente raison de toute croyance. Lutter ainsi contre la peur indicible de ce trou béant qu’est demain.

Aujourd’hui, plus que jamais peut-être, plus qu’hier en tout cas, le trou béant est bien au bord de nos pieds inquiets, de nos existences mornes de n’avoir plus rien à quoi les confronter en cette terre étroite et traîtresse qui nous a nourris de ses mensonges et boniments.
Enfin la nation renaît, elle renaît de ce que l’on sent qu’on la quitte, qu’on la quitte alors que décidément il nous est demandé de nous accrocher à ses terres jadis chantantes, aujourd’hui muettes, habitées d’un passé qui exsude la mauvaise conscience déplacée, mélange histoire et mythes, alors qu’une seule et rationnelle horreur est à vraiment inscrire sur son tableau d’honneur. Elle n’en est pas l’auteur direct, mais peut se flatter de l’avoir largement aidée de son zèle empressé. De même que par la suite, elle aura continué à nourrir la haine de certains contre ces autres, avançant chaque jour un peu plus coupable sous ses airs de mijaurée habile, continuant par sa malhonnêteté à semer plus de cadavres que de raison. Et le pire donc c’est qu’aujourd’hui, nous nous sentons obligés de nous raccrocher à cette mère nation. Nous comprenons, faibles victimes éternelles que cette terre aura été la nôtre pendant le peu de temps qui reste, et nous voulons l’aimer. Alors que nous pensions que nous lui étions indifférents. Patriotisme ou nationalisme étaient de toute évidence de vilains mots. Voilà qu’aujourd’hui nous les découvrons nobles, en même temps que nous nous découvrons floués, humiliés, abandonnés. »

L’homme est jeune. Une trentaine d’années sans doute, guère plus. Grand. Un visage familier, mais décidément, elle a toujours eu l’impression de connaître la plupart des gens qu’elle croisait. Peut-être dans d’autres vies…
Elle l’écoute et se retrouve partagée entre l’admiration, comment est-il possible de parler ainsi, et l’appréhension, de se faire à nouveau manipuler. Récupérer.

Lui-même ne semble pas toujours convaincu…

« Vivre et mourir en sachant qu’on ne nous aime pas. En se sachant objet d’une éternelle détestation, condamnés à une éternelle incompréhension, sans l’ébauche même d’une lumière lavant de l’obscurité l’impensable, l’indicible monstruosité, qui de la même façon qu’elle a été possible un jour, le sera à nouveau, car rien ne semble plus évident.
Comment continuer à ignorer qu’il n’est rien de plus sensé que ce retour des choses, cette pénétration nouvelle de l’infâme dans un monde endormi, car malgré l’ampleur de l’évènement, rien n’a jamais tendu à prouver qu’il se soit agi d’un accident.
Et c’est cela que nous n’avons pas su voir, précisément. Parce que nous avons accepté de nous laisser bercer par l’idéalisme béat de ces années d’après guerre, où le monde se remet d’une émotion certes grande, en se félicitant de l’empêcher toujours à partir de maintenant, alors qu’il n’avait rien fait pour l’empêcher une première fois. Comme si les humains d’après avaient été par quelque miracle, celui de l’après justement, différents… cette idée est à peu près aussi stupide que ce qui nous entoure et nous réunit ici. »

M.G

mercredi, janvier 24, 2007

Pour un monde meilleur (12)

- en fait si, j’ai préféré le un, la suite était pathétique.
La jeune femme ne semble même pas s’offusquer de la dureté des propos que Martha regrette déjà. Au contraire, elle semble toute disposée à dévoiler son plan, ici et maintenant pour empêcher la guerre en croisant les flux, ce qui en d’autres temps et dans d’autres fictions aurait été mal…
Les mâles sont évidemment en mode special aware consciousness, prêts à écouter et à croire n’importe quelle billevesée du moment qu’elle proviendra de cette délicate bouche d’enfant mal grandie.

Les années passant, Martha a pourtant appris à prendre sur elle, et surtout à vendre sa came en se vendant elle-même. Il faut donc garder l’avantage tout en permettant à la jeune femme de s’exprimer, puis la contrer intelligemment mais sans retour possible.

- Tes propos sont pour le moins surprenants mais, nous, enfin, quel est ton nom ?
- Je m’appelle Eva répond la jeune blonde dans un sourire.
- Eh bien Eva, nous t’écoutons. Quelle est donc cette chose exceptionnelle ? Je me suis un peu moquée de toi, mais cela m’intéresse, et intéresse tout un chacun ici d’entendre ce que tu as à nous dire.
- C’est extrêmement simple en fait.

A ce moment Martha se sent piégée, par ce physique troublant et exceptionnel d’abstraction. Un visage qui serait comme une essentialité de visage. Des cheveux, une peau, et des yeux peut-être, une aura, un halo qu’une voix assez grave viennent contredire. Grave et basse, comme si la légèreté venait de s’envoler. D’où vient-elle ?
Comment se fait-il que ses parents l’aient laissée venir jusqu’ici. Cette fille n’a pas de parents, c’est évident. Et toujours cette sensation de déjà vu, de reconnaître celle qui maintenant, grâce à sa blondeur insipide et irréelle va s’immiscer dans la petite histoire à écrire, dans le destin fragile à briser d’un grand coup de lâcheté.
Ses mains blanches, très fines, prêtes à exprimer, et à décimer, à ruiner en un quart de phrases des années de projet, d’angoisses, de doutes pour finalement aboutir dans cette salle pourrie aux allures de décor de mauvaise série française —même pas en réalité, aux allures de local de merde, comme elle en a si souvent rencontré, dans sa longue carrière de penseur d’espace, sans réellement parvenir à dire si cela avait ou non un caractère tragique.

Il faut pourtant écouter, non il ne faut pas, personne n’a plus le choix, il est impossible maintenant de faire machine arrière. La voix reprend son absurde et essentiel monologue.

- vous l’avez dit, je suis très jeune.

Quelle âge d’ailleurs peut-être avoir, serait-elle une amie de mes enfants ?

- je suis née avec Internet. Enfin j’ai toujours connu Internet, et je sais que ce n’est pas le cas de vous tous. Enfin d’ailleurs mon propos n’est pas là. Je voudrais juste en fait vous faire voir une chose que vous semblez ignorer.
L’attention s’étale, se diffuse, chacun s’interroge, tout en se sentant visé, tout n’est peut-être pas perdu.

- vous parlez, enfin vous et tout le monde, depuis des années je crois, d’une guerre qu’on ne peut pas combattre parce qu’elle est diffuse, qu’elle vise n’importe qui, et puis je ne sais plus quoi. Enfin bref, une guerre pas très fair-play en somme. C’est vrai qu’il n’y a pas vraiment de transparence sur les moyens d’agir, quant aux causes, je n’en parle même pas, de ces gens.
- Sans doute, et donc…
- Oui mais vous ne voyez même pas que c’est évidemment comme le réseau.
- Excuse-nous mais on sait bien que c’est grâce à Internet que nombre de leurs actions sont rendues possibles. Ce ton est inutile et assassin, maîtrise-toi. La lumière devient trop agressive, l’heure tourne, elle devrait partir, rentrer chez elle. Se coucher et oublier…
- Oui, mais je ne vous parle pas de cela. Je ne suis pas en train de vous dire qu’Internet est un moyen. Je vous dis juste qu’Internet est une matrice.

M.G

lundi, janvier 15, 2007

Pour un monde meilleur (11)







- Il y a tout de même une chose incroyable qui s’est produite.

Les regards se tournent vers cette voix à l’accent haut et à l’intonation joyeuse.
Celle d’une jeune femme frêle, qui n’était pas là lors des premiers rendez-vous, et dont le visage n’est pourtant pas inconnu à Martha. Elle doit avoir dans les vingt-cinq trente ans. Les mots chancèlent un peu, mais son regard s’affirme. De grands yeux bleus qui lui rappellent aussi quelqu’un d’autre.

Je suis plusieurs et en même temps je suis moi, la vraie.

Quelle est donc cette chose incroyable ?

La jeune femme, celle qu’elle croit connaître, celle qui lui évoque vaguement quelqu’un d’autre, celle dont la voix même semble connue d’elle s’engage. Elle s’installe. Tous les hommes la regardent, et le peu de femmes présentes, de moins en moins nombreuses, l’attendent.

- je ne sais pas. Elle sourit. Enfin, on a réussi à croiser les flux. On a réussi à tout rendre possible. Beaucoup de choses sont finalement facilitées, peut-être qu’ainsi, on…elle prend sa respiration, enfin on empêchera la guerre.

De nombreux sourires attendris accueillent les naïves paroles de la jeune ingénue. Pourtant personne n’ose intervenir, un long silence s’installe, emprunt d’un doux apaisement, comme si soudain, par la simplicité de ses mots, elle avait réussi à calmer leurs angoisses pour quelques minutes au moins.

Pourtant sa phrase n’est qu’un concentré d’absurde. Quelle guerre ?
Empêcher quoi ?
Comment ?

Elle continue à sourire, faiblement, pourtant son visage à la blancheur irréelle rayonne presque. La lumière est très crue dans ce sous-sol.

Elle se décide à la contrer, sentant que les hommes sont tous à l’arrêt, mais n’y parvient pas. Serait-elle aussi sous le charme de la blondeur candide ? ou serait-ce autre chose ?
Cette fille lui rappelle vraiment quelqu’un, enfin elle lui rappelle une autre personne et aussi il lui semble la connaître elle. Pourtant elle n’arrive pas du tout à recomposer le souvenir. Elle ne sait pas d’où lui vient cette impression de la connaître sans la reconnaître. Va-t-elle prendre le pas, l’empêcher d’aller dans une voie qui n’est de toute façon pas la bonne, puisqu’il faut avancer, organiser ce qui n’est encore qu’un minuscule début de projet, mais pourrait bien à l’évidence prendre forme. Elle entreprend donc de réagir. Se laisse pourtant encore un peu absorber par ce physique troublant.

- excuse-moi mais de quelle guerre veux-tu parler ?

Le jeune femme sourit, toujours aussi imperturbable.

- Eh bien la guerre, enfin celle qui va bientôt arriver…

Les hommes ont évidemment perdu leur cerveau, à supposer qu’ils en aient eu un jour. Martha commence à perdre le contrôle.
- tu es au courant que la guerre a commencé depuis un certain temps. Il ne s’agit évidemment pas d’une guerre comme celles que nous avons connues au 20è siècle — mais je ne crois pas que tu aies bien connu le 20è siècle, en particulier sa première moitié, cependant il s’agit d’une guerre bien réelle qu’une frange de la population mondiale a déclaré à une autre frange de la population, dont une partie certaine n’est pas consciente, mais qui fait de vraies victimes, je te l’assure. Je ne comprends pas vraiment comment tu peux imaginer empêcher une guerre. Par quel moyen déjà, en croisant les flux ? Etrangement, cela me fait penser à Ghostbusters, enfin un film que tu n’as pas dû voir, tu étais trop jeune.
M.G

vendredi, janvier 12, 2007

Pour un monde meilleur (10)

Le petit sac discrètement logotypé est à ses pieds, qui lui procure peut-être plus de réconfort que l’idée de partir avec eux. Elle le regarde, le devine. Parfois peine à imaginer que depuis tant d’années, il n’a pas changé. Sobre écriture à la main sur fond blanc. Sobre écriture à la main sur fond blanc d’un horizon lisse et sans aspérités. En France…

Enfin, il reste l’alcool en dernier ressort.
Elle imagine une vie sociale itinérante. Parfois même se projette-t-elle avec délice dans les fantasmes de cette nouvelle vie qu’elle n’a pas choisie.
Boire et mourir. Boire à en oublier de vivre, à en oublier la mort.
S’aventurer dans les états seconds que l’on n’a jamais pu s’offrir et s’y perdre à jamais, jusqu’au moment où la délivrance se fait douce, où les doutes enfin et les douleurs s’évanouissent pour toujours. Mourir en paix.
Mourir dignement de pouvoir croire encore. De n’avoir pas construit sa vie sur des mythes et son avenir sur une poussière à l’incandescence seule visible par l’œil des mauvais.
Mourir d’une vraie vie, ou de ce qu’on avait envisagé comme tel, avant la trahison.
Mais il est impossible à ceux qui ont un devoir de mourir ainsi.

Malgré le sentiment de dilution qui l’habite, au point que dans ses veines circule comme une douloureuse froideur, elle comprend qu’il faut continuer, expliquer, convaincre. Non, convaincre n’est pas nécessaire, seule s’impose l’obligation de ne pas exhiber ses doutes. Alors ils se laissent entraîner. Alors elle leur vend un projet. Une suite. Une fin possible même. Savoir où l’on pourra laisser son corps à la liberté des vivants. Ou bien se détacher…

Comment tout cela a-t-il pu arriver ?


- Enfin, ce que j’essaie de vous expliquer c’est que, enfin disons que je sentais bien qu’avant il y avait comme un grain de sable dans les rouages. Mais j’avais fini par prendre notre société pour argent comptant, j’avais fini par croire que c’était possible. Comme j’avais cru au « plus jamais ça ». en grandissant, j’avais réussi à lutter contre mes peurs, et donc à croire au fond qu’elles avaient plus été motivées par, comment dire, ma folie pour faire simple que par une réalité humaine. La pulsion de mort dont parlent les philosophes, et qui franchement à moi m’échappe complètement par ailleurs, je n’y croyais pas vraiment. Je n’y crois toujours pas au fond.
J’ai toujours été extrêmement consciente des dangers de la vie, peut-être n’était-ce au fond qu’une conscience de notre finitude, j’étais habitée par cela pourtant je n’y ai jamais rien compris par ailleurs.
Mais le onze septembre, une chose s’est produite. Une vraie chose. C’est ce qu’on a cru en tout cas. Il y a eu un événement. Comme un film, sur un fond de ciel bleu impeccable, deux tours à la plastique irréprochable se sont effondrées devant nos yeux apeurés et subjugués. Je me souviens très bien de tout. J’étais devant la télévision, je regardais une connerie américaine au ciel bleu de toujours justement, et l’image a été brutalement remplacée par un autre ciel, tout aussi bleu, sur lequel se dessinaient deux tours dont une était ornée d’un anneau de feu. Mon premier réflexe a été de me dire : je veux connaître la fin de mon téléfilm. L’image du World Trade Center attaqué ainsi, je veux dire ces tours dans lesquelles j’étais montée, ne m’a pas plus choquée que ça. Mon cortex a pris cela comme une image à laquelle il était habitué. Une chose qui, soit parce que j’ai toujours eu peur de tout cela, parce que, même enfant, j’ai compris que ce qui arrivait aux autres pouvait m’arriver, soit parce j’avais vu trop d’images depuis, réelles ou non, n’était pas du domaine de l’incroyable, pas au début en tout cas. Et je voulais connaître la fin de l’histoire d’adultère qui m’avait accrochée à l’écran jusque là.
Et puis…
Et puis j’ai réalisé.
Et puis on a tous réalisé. Je crois qu’on a été bien secoués, moi y compris. Il y a eu une sorte de consensus, qui très vite s’est disloqué tout de même.

- oui, enfin tu as raison, ça n’a pas vraiment duré. On nous a montré les images de liesse de la rue arabe comme on dit. Intervient F. Puis on a entendu chez nous des alters, on ne disait pas comme ça à l’époque d’ailleurs, comment les appelait-on ? je ne me souviens plus enfin des gauchos en tous genres qui, d’abord timidement, puis de manière plus affirmée ont osé avancer l’idée que les Américains étaient coupables, et donc responsables du sort de ces pauvres… .

- Oui c’est exactement cela. Au fond, on a cru à un réveil d’une partie de l’occident, et pas du tout au fond, ça a été comme le début d’une fracture, mais pas celle qu’on pensait. Le choc a vite été ravalé. L’immonde est retourné dans la masse pour faire partie du lot commun des évènements et non évènements comme les appelait Baudrillard, que je lisais à l’époque. Et c’est l’immonde idéologique qui a pris sa place. La France et l’Europe sont retournées à un aveuglement qui faisait penser à d’autres. Enfin bref. Le problème est qu’il y a ce qui se passe d’un côté et surtout la façon dont les gens reçoivent les choses.

Ils écoutent. Il semble qu’elle a su capter leur attention et un peu de leur sincérité.
Continue.

- J’aurais à une époque donné n’importe quoi pour ne pas avoir l’impression d’être en terre ennemie. J’en arrive à penser qu’aujourd’hui, à force de propagande…, à force de, d’humanité peut-être, on niera bientôt officiellement la Shoah, et l’Histoire n’existera plus. Il y aura une Histoire officielle, et finalement on pourra tout contester, ou douter de tout. On y sera contraints même. Par son pouvoir d’effacement, d’illusion irréversible Internet y aura contribué. Internet c’est l’avènement de la gentillesse, c’est le lieu et le moment où l’on croit qu’il est possible de s’aimer. De partager, de niquer le système en quelques sortes.

M.G