jeudi, octobre 18, 2007

Pour un monde meilleur (37)

Attendre.
Attendre devant un écran d’ordinateur qu’un son illumine la nuit de solitude, attendre son petit cellulaire à la main, qu’une vibration éveille ce secret espoir tout en craignant vivement la déception qui pourrait en découler… le message ne viendrait pas du bon destinataire. Non juste une invitation à choisir une autre religion que celle dont quelques signes nous ont été donnés par notre simple ascendance. Un de ces nombreux short message qui désormais encombrent notre quotidien, au point qu’est souvent évoquée l’idée de se débarrasser purement et simplement du petit mobile. Or qui le pourrait ? Il est encore tôt. Le moment viendra sans doute, mais ce n’est pas maintenant.
Ainsi grâce à notre addiction, à notre prothétique besoin d’être liés sans cesse, pour être mieux rassurés sans doute, pour toujours savoir, jouir encore, ils ont gagné. Même dans notre technologie, rare et meilleure représentation de notre société perdue à leurs yeux, ils parviennent à nous dominer, à nous pourrir l’existence. Toute leur perfidie réside dans cette contradiction sans cesse révélée, exposée, proclamée presque comme pour nous montrer à quel point nous sommes stupides de nous laisser berner ainsi. Le Moyen Age ne leur suffisait pas, il leur fallait aussi nous prendre nos technologies pour mieux espérer nous posséder. Et bien sûr, en profiter pour nous faire passer pour des cons que nous étions.
Parfois le bon sens est désarmé devant les plus vils et imbéciles instincts. Surtout pour les agneaux que nous sommes devenus.
Il fait nuit. Martha est seule dans son bureau éclairée par la seule lumière de l’écran… elle écoute des airs de sa jeunesse, regarde des clips et pense ce soir qu’il est possible d’avoir quatorze ans à nouveau, qu’il est possible de vivre sans conséquences, puisqu’il est aussi possible de mourir sans raison, de souffrir pour rien, de voir le monde se lever en un tourbillon de fumée.
Martha regarde la chanteuse des Cocteau Twins et ne comprend pas comment il se fait qu’elle soit à ce point habitée par ses jeunes années, comme si ce soir encore elle partait pour une soirée, tandis que son mari dort à quelques mètres de là. Martha regarde encore le petit objet posé près d’elle, qu’elle se fera bientôt greffer sur le cœur. Il ne sonne pas, n’indique rien. Il l’a oubliée. Elle cherche maintenant les Thomson Twins… au fond la musique des années 80 n’a de bon réellement que ce qu’elle imprime parfaitement le son de sa décennie, comme toutes les musiques de chaque décennie avant elle, et peut-être pas après, puisque après on est passé dans l’infini du temps qui s’étire aujourd’hui à loisir et pour toujours. Ce soir Martha part pour une fête où elle retrouvera les gens de son lycée, son petit lycée de banlieue. Ce soir elle se fera belle, simplement belle sans apparat car elle n’a pas l’âge. On se pose moins de questions alors, alors que le temps n’a pas entamé notre peau, notre visage, n’a pas mordu notre naturel de cette injuste et incroyable dégradation qui nous fait bien comprendre que nous ne sommes nous-mêmes que pendant une dizaine d’années à peine. Ensuite nous devenons l’ombre d’un nous-même qui a trop peu vécu pour être, nous sommes en quelques sortes l’ombre de la déception que nous laissons sur le monde. Mais ce soir, elle est là, belle, pleine, confiante. Jeune et donc vivante.
Ce soir, dans le gymnase d’une école pour sourds-muets elle dansera, il fera chaud, humide et dehors, à l’extérieur, elle sortira, son gobelet d’une quelconque boisson sera dans sa main. Elle rira, peu car elle restera elle-même il ne faut pas rêver, mais elle le cherchera du regard. Tournera un peu sur elle-même au son de la musique du lieu où l’eau coule sur les vitres, où les jeunes dansent et se dépensent, ce que les vieux ont du mal à faire ensuite. Ses copines ne seront pas loin sans doute. Elle le verra, là bas, un peu plus loin près de la grille. Il fait frais dehors, il est bientôt onze heure. Dans une heure son père viendra la chercher. Dans une heure il sera trop tard. Il lui sourit.
Ce soir il est plus âgé qu’elle. Ce soir il est celui qui vient vers elle. Il s’approche, il sourit. Ça y est il lui parle, il se moque d’elle. Il l’imite, il la reprend. Puis il lui demande ce qu’elle boit et s’allume une cigarette. Elle dit : tu veux goûter ?
Il attrape le gobelet et trempe ses lèvres dans la boisson inconnue… elle lui demande une taffe de la cigarette, il la lui tend, la place dans sa bouche. Elle se concentre et aspire….
Il lui sourit. Il dit : tu trouves pas que la musique est trop forte ?
Déjà il est original.
Il dit tu veux pas aller plus loin et déjà Martha sent les battements de son cœur investir sa trachée, bientôt elle claquera peut-être des dents, pas le froid mais l’émotion, cette émotion si forte dont sont capables les jeunes personnes…
Ils marchent maintenant à la recherche d’un coin un peu plus tranquille isolé. Il lui demande si elle a commencé à réviser pour le Bac Français, elle répond timidement qu’elle n’est qu’en seconde, et le grillage noir s’éloigne, la lumière s’atténue, on sent la présence de quelques corps fondus de ci de là, sans les voir. La nuit embaume l’espace de toute sa virginité.
Il s’approche d’elle au fur et à mesure qu’ils s’enfoncent sans savoir où, vers le lieu qui accueillera leur intimité bientôt, et le cœur bat trop fort, et ils avancent, il la touche à présent. Il lui demande si elle veut une autre taffe, elle dit oui. Il sourit. Passe la main dans ses cheveux.
Alors t’es qu’en seconde ?
Mais j’étais persuadé que t’étais dans la classe de Caroline…

Ben non. C’est ma cousine, mais je suis en seconde.

Je fais du détournement de mineurs alors ?

Ben oui, sans doute.

Il pose ses lèvres sur les siennes.


M.G

mardi, octobre 02, 2007

Pour un monde meilleur (36)


Soudain, sans qu’elle n’en perçoive la raison l’ivresse s’envole. Devant ce ruban de métal qu’elle devine s’étirant à perte de vue dans la nuit vague et il y a une seconde encore magnifique, ses esprits lui reviennent comme s’ils ne l’avaient jamais quittée. Elle ne sait pas très bien ce qu’elle fait là, mais une chose comme un pressentiment lui indique que la romance est terminée.
Nous ne sommes pas là pour ça.
Elle comprend alors qu’il est nécessaire qu’elle redevienne l’aînée, la femme qu’elle pensait être la première fois qu’elle a croisé Yohan. Une femme à peu près sûre d’elle en apparence, dont il ne reste de la libido qu’un vague souvenir, une trace un peu épaisse dans la chair et dans la tête, comme une chose dont on a aimé savoir l’existence tout en sentant que le jour où cela se calmerait, cela ne ferait pas de mal, au contraire.
Un petit regret cependant semble vouloir la retenir encore faiblement dans la perspective de la rencontre, l’instant où enfin se précise l’aura de sensations qui nous habite depuis des semaines voire des mois, la minute où l’autre confirme tout ce que l’on a cru, sans pouvoir en être vraiment assuré. Si la raison l’appelle à reprendre son habit de personnage humain, peut-être son cœur ou une chose proche semble ne pas pouvoir s’y résoudre, comme s’il ou elle sentait qu’après cela, les choses seraient différentes, impossibles même.
Mais nous sommes là, ensemble face à cette frontière en métal.

Elle l’interroge du regard. Il répond par un sourire, puis dit à voix basse : tu vas voir. Il avance lentement puis se baisse légèrement tout en tâtonnant sur le métal avec sa main gauche. Il l’appelle.

Martha.

Elle trésaille à l’entente de son prénom. Puis avance doucement pour le rejoindre.

- tu vas passer d’abord, lui dit-il en soulevant un pan de tôle, laissant apparaître un passage minuscule.
Martha pense à son manteau neuf acheté exprès pour la rencontre de ce soir, un moment tant attendu. Une essence de temps dont on fait un diamant brut à regarder, à sentir contre soi, comme ultime but avant l’abandon.


M.G